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DE LA RECHERCHE A LA FORMATION

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mercredi 5 novembre 2025

La place des élèves allophones dans les espaces scolaires


Russo, L. (2025). La place des élèves allophones dans les espaces scolaires : entre inclusion et marginalisation. Thèse de doctorat en Géographie, Aix-Marseille Université, École doctorale ED 355 Espaces, cultures, sociétés. Sous la direction de V. Baby-Collin & F. Chnane-Davin. Soutenue le 30 septembre 2025.

Luna Russo a soutenu une thèse visant à analyser « la relation entre l’espace scolaire et le vécu de scolarité d’élèves migrant⸱es et/ou étranger⸱es scolarisé⸱es en France » (p. 14)  ; dans cette optique elle privilégie une entrée par l’échelle micro de la salle de classe et de l’établissement scolaire, pour mieux « donner une place centrale aux individus » (p. 16). Tout en interrogeant, ainsi, les politiques éducatives, le propos principal de sa thèse vise à identifier les logiques d’inclusion ou de marginalisation des EANA (élèves allophones nouvellement arrivés) en examinant la manière dont ces derniers pratiquent et prennent place dans divers établissements. Il s’agit, ce faisant, de comprendre dans quelle mesure l’organisation pédagogique et sociale des espaces contribue à marginaliser et/ou inclure les élèves ciblés par l’étude.

La thèse de Luna Russo est structurée en trois parties intégrant sept chapitres systématiquement introduits et conclus, la présence d’encadrés permettant par ailleurs de disposer d’informations utiles pour apporter des précisions contextuelles à la recherche.

Une première partie positionne le travail de recherche proposé à la croisée des disciplines (géographie sociale/de l’éducation, sociologie, didactique des langues, sciences de l’éducation – cf. p. 22) et clarifie la manière dont Luna Russo s’empare des concepts clés de son étude. Dans ses développements plus conceptuels (chapitre 1), la notion de place est mobilisée, à l’appui d’une bibliographie articulant utilement géographie et éducation (en convoquant, par exemple, les travaux de Doreen Massey et ceux de Jean-François Thémines et de Claire de Saint Martin). Ce concept lui permet, en effet, de penser la manière dont les places des EANA s’élaborent à l’articulation de dimensions sociales, symboliques, didactiques, géographiques et politiques (p. 26). La façon dont la notion d’inclusion est conçue sous un angle institutionnel est par ailleurs soulignée en mettant en avant les difficultés posées par les séparations socio-spatiales et en rapprochant l’inclusion des pratiques de différenciation. C’est que Luna Russo, qui explicite systématiquement son positionnement au regard de la littérature qu’elle convoque, souhaite appréhender les processus de marginalisation à différents niveaux sociaux (entre EANA, élèves ordinaires et équipes éducatives, entre EANA eux-mêmes) et spatiaux (classe, établissement). Elle souhaite examiner, en partant d’une perspective intersectionnelle, comment les mécanismes de relégation, les processus discriminatoires, les dynamiques associées à la marginalisation sont vécus, perçus et représentés par les élèves ciblés par sa recherche. Et de penser, plus largement et ainsi qu’elle le synthétise à la page 56 de la thèse, « à la localisation de la classe, à ses connexions avec les autres espaces, et à la manière dont elle impacte / conditionne / informe les spatialités des élèves au sein de l’espace de l’établissement dans sa globalité et ce qu’elle révèle de leur inclusion et/ou marginalisation au sein des espaces communs ordinaires et des espaces d’apprentissage ». Le chapitre 2 vise alors à décrire la méthodologie qualitative mobilisée pour réaliser cette enquête. Celle-ci est mixte et associe, à la réalisation de cartes mentales (70 conservées), des entretiens (86 réalisés) et des parcours commentés ainsi que des observations de situation de classe. Parmi les cinq établissements évoqués dans un premier temps, trois collèges sont liés au projet OJEMIGR (Saisir la construction sociale de l’orientation scolaire des jeunes migrants), financé par l’ANR, dans lequel Luna Russo s’est engagée en réalisant sa thèse et grâce auquel elle a eu accès aux terrains. Si l’association des protocoles participe, en cumulant les approches, d’une triangulation utile pour confronter les données produites (ainsi que Luna Russo l’indique pour souligner leur dimension construite, préférant ce terme à celui de recueil) dans le cadre de l’étude, sa démarche accorde toute son attention aux individus ainsi qu’à leur subjectivité pour analyser la manière dont les enquêté.e.s vivent les espaces de l’établissement et s’y font une place. Ce faisant et même si les EANA sont privilégiés par l’étude, l’auteure s’intéresse aussi à la documentation du vécu des acteurs institutionnels par des entretiens semi-directifs et, concernant les enseignants de classe ordinaire et d’UPE2A, par la réalisation de cartes mentales.  L’ensemble est d’autant plus convaincant que la proposition méthodologique est complétée par une analyse réflexive efficace du positionnement de la chercheuse qui l’amène à décrire précisément les limites du travail en livrant, aux lecteurs, toutes les informations utiles pour apprécier ses biais.

Dans la seconde partie, Luna Russo propose une analyse du contexte et des politiques institutionnelles relatives à la prise en charge des EANA aux échelles nationale, européenne (chapitre 3) puis académique (chapitre 4). En dressant le tableau de la situation à l’appui de différentes sources et d’indicateurs, ses développements lui permettent, tout en discutant de la pertinence des classifications en usage, de décrire la singularité de la situation française dans la prise en charge des élèves migrants : elle rend précisément compte de ses insuffisances (difficultés à atteindre les compétences scolaires attendues, taux d’abandon supérieurs à ceux des natifs formation, orientation supérieure des EANA vers les voies professionnelles, carences de la formation des personnels, manque de pilotage institutionnel…) au regard des objectifs affichés dans le cadre du paradigme de l’inclusion et comparativement à d’autres pays, tels la Belgique ou l’Allemagne, dans lesquels les personnes nées à l’étranger représentent pourtant une part supérieure. À l’instar de la première partie, le raisonnement de la chercheuse s’appuie ici sur une littérature abondante qu’elle mobilise efficacement pour mettre en perspective les données utilisées (OCDE…) et, finalement, pour contextualiser la situation académique des terrains choisis pour l’étude des pratiques et du vécu scolaire (en partant d’une étude réalisée dans le cadre d’un projet mené avec d’autres collègues universitaires, parmi lesquels l’une de ses directrices de recherche). Les nombreux témoignages et le recours à une typologie proposée par Maitena Armagnague s’avèrent par ailleurs adaptés pour caractériser, au regard des tensions éprouvées dans le cadre des dispositifs de terrain, une gestion « humanitaire d’urgence » (p. 172), ce qui fonde Mme Russo à penser que la situation pourrait bénéficier d’une plus grande anticipation des moyens.

La troisième partie restitue l’essentiel des données obtenues par Luna Russo dans le cadre des terrains investis dans le cadre de sa thèse, au-delà des projets sur lesquels elle a travaillé par ailleurs. Après un préambule méthodologique dont l’objet est de présenter les tenants et les aboutissants du cadre interprétatif adopté pour analyser les cartes mentales réalisées, Luna Russo expose ses conclusions relatives aux spatialités des EANA à l’échelle de l’établissement, au prisme de l’inclusion et de la marginalisation, puis elle se focalise sur l’espace classe. Succédant à la partie théorique et méthodologique, le premier point introduit des analyses croisées et permet à l’auteure de déployer une présentation quantitative du corpus de cartes mentales en mobilisant une typologie (échelle spatiale concernée, logique de composition des cartes…), la conduisant à questionner non seulement les compétences graphiques, le niveau de maîtrise de l’espace dessiné mais aussi les variables susceptibles d’influencer la production des cartes réalisées par les élèves allophones (âge, genre, etc.). Le chapitre 5 rend compte d’une étude des relations qu’entretiennent les ENEA aux places occupées dans l’espace de l’établissement scolaire, ainsi qu’aux relations développées avec les élèves scolarisées en classes ordinaires. La diversité du matériau convoqué (et dépeint p. 206) illustre la solidité des analyses sur lesquelles se fondent les conclusions de l’auteure, qui présente comment les ENEA pratiquent des lieux isolés, qu’ils peuvent s’approprier symboliquement. L’analyse des rapports de domination, saisissante concernant la maîtrise de la langue française ou les processus d’ethnicisation, ne masque pas l’hétérogénéité des situations (entre collèges ou entre élèves comme elle le montre en étudiant la situation des Ukrainiens dans les établissements) ; Luna Russo constate – et dénonce - ce faisant le rôle de l’institution dans les dynamiques d’inclusion mais aussi d’exclusion avant de montrer, dans le chapitre 6, que les représentations, les organisations et les pratiques de l’espace sont révélatrices d’une diversité de placements des élèves allophones. Les résultats différenciés, entre les établissements, traduisent la diversité des tensions qui traversent les rapports à l’œuvre entre l’action contrastée des élèves (selon leur profil) et la volonté plus ou moins grande de contrôle des enseignants pour favoriser le soutien mutuel, l’investissement, l’écoute, la différenciation ; et ce même si certains traits caractéristiques semblent apparaître lorsqu’on compare la situation des EANA par rapport aux classes ordinaires (les élèves les moins autonomes y sont davantage placés au premier rang, par notamment). Ainsi, c’est dans un jeu complexe de libertés, de contraintes et de régulations que les dispositifs prennent forme suivant les pédagogies mises en place en dépit des oppositions éventuelles de certain.e.s élèves, dont les logiques dépendent du rapport à l’institution mais aussi des liens entre pairs et des logiques individuelles (parcours migratoire, maîtrise de la langue, logique de fratrie, question de genre…) voire, parfois, des biais introduits par l’ethnicisation de la relation (racisme). En étudiant comment l’espace est vécu et perçu, dans le dernier chapitre, Luna Russo montre que le placement ou l’appropriation matérielle (et parfois exclusive) ou symbolique des espaces par les élèves allophones peut contribuer à leur investissement dans les situations pédagogiques, ainsi qu’à leur sécurisation affective. 

La thèse de Luna Russo représente un travail estimable sur un sujet particulièrement difficile et complexe, tant il suppose la création d’un lien délicat à établir avec les populations enquêtées et les multiples acteurs impliqués. L’étude des cartes mentales, des parcours commentés et des entretiens semi-directifs nous apprend beaucoup des spatialités des élèves allophones. 

CR de Guilhem Labinal, laboratoire EMA (CY Cergy Paris Université)

Merci à Luna Russo pour les précisions qu’elle m’a apportées dans le cadre de nos échanges.


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