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DE LA RECHERCHE A LA FORMATION

Nous avons créé ce blog dans l'intention de faire connaître les travaux de recherche en didactique de la géographie. Notre objectif est également de participer au renouveau de cette discipline, du point de vue de ses méthodes, de ses contenus et de ses outils. Plus globalement nous espérons que ce site permettra d'alimenter les débats et les réflexions sur l'enseignement de l'histoire-géographie, de l'école à l'université. (voir notre manifeste)

dimanche 10 mai 2015

Où habite la géographie à l’école élémentaire ?

Où j’habite ? Ou plus littéralement comme l’écrit le projet de programme du CSP « Où est-ce que j’habite ? » constitue le premier thème de géographie proposé à la programmation du CM1 et à première vue l’habiter est le fil rouge de la géographie au cycle 3. Il s’agira dans cette contribution aux débats de partir de l’hypothèse que le renouvellement des programmes a pour but de renouveler les curricula réels et qu’ils sont destinés tant aux enseignants du primaire et qu’aux parents d’élèves.
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Le cycle 3 est présenté dans ce projet comme pédagogiquement étendu à  la sixième malgré la coupure sociologique et institutionnelle pour des disciplines enseignées ici par des enseignants polyvalents et là par des spécialistes. On se souviendra de ce qu’il est advenu du rattachement partiel de la Grande section de maternelle au cycle 2 de 1990 à 2008.
Regarder ces projets à partir des curricula réels est certes ambitieux, ceux-ci étant difficiles à saisir. Une expérience personnelle dans le département des Yvelines permet néanmoins de témoigner que les manuels de géographie sont de plus en plus rares dans les classes du primaire, que les enseignants ont largement recours à des ressources gratuites, et de qualité inégale, trouvées sur la Toile, que des fabricants de TNI proposent des ressources en géographie dédiées à leur support, que l’équipement en moyens TICE est très inégal.

La classe de sixième continuant à relever du collège, nous prendrons ici le parti d’étudier les propositions du CSP qui correspondent aux classes confiées au groupe professionnel des enseignants du primaire, de les mettre en regard de ce que l’on peut savoir des curricula réels en géographie dans le primaire, certes fort divers, mais structurés par des pratiques héritées auxquelles s’agrègent de plus en plus des éléments fournis par les TICE.

Aussi, depuis des décennies, à chaque changement de programme (1980, 1984, 1985, 1995, 2002, 2008, 2012), les enseignants du primaire ne se précipitent pas sur Quoi de neuf en géographie ? (en attendant le prochain changement), mais sont plutôt dans la logique du comment utiliser l’ancien dans le cadre du neuf, ne serait-ce que parce que les outils (manuels et autres ressources) ne sont pas renouvelés à la même vitesse que dans l’enseignement secondaire, mais très lentement au rythme des budgets municipaux et des priorités disciplinaires des maîtres.

Si l’on regarde les propositions pour le cycle 2 en ce qui concerne « Questionner l’espace et le temps » (cycle 2 pp 39-42), on constate une très grande continuité avec les programmes précédents. Le niveau de l’échelle locale, celui plus furtif de la France et celui de la planète sont présents. On retrouve des lieux et des niveaux d’échelle étudiés au cours élémentaire depuis plus d’un siècle. Certes dans les années 1970, une certaine lecture de Piaget (Debesse-Arviset, 1970) prétendait limiter l’horizon des jeunes enfants au local ou au régional, mais régulièrement depuis 1985 les programmes pour le CE rappellent, certes plus ou moins, que les jeunes enfants s’intéressent aussi aux hommes sur la planète. La continuité depuis 1995, c’est aussi  l’absence du mot géographie, dont on ne saisit toujours pas très bien l’intérêt de son remplacement par le mot « espace ». Disparition du mot géographie qui désormais s’étendrait au CE2. Mais peut-être n’est-il pas important de se focaliser sur les étiquettes, on se rappelle comment l’étiquette « éveil » a pu recouvrir dans un autre temps des pratiques qui n’avaient rien à voir avec la pédagogie de l’éveil.

Le programme de géographie pour les cours moyens est profondément modifié, une thématique centrée sur « l’habiter » le sous-tend apparemment jusqu’en sixième, mais avec de gros écarts, presque des intrus, sauf à dire que toutes les activités humaines sont del’habiter, de « consommer en France » à « communiquer d’un bout à l’autre du monde grâce à l’Internet ».
Pragmatiques, les enseignants du primaire vont confronter ces propositions à ce qu’ils ont l’habitude de faire, quand ils font un peu de géographie, voir ce qui disparait et ce qui peut continuer à être fait sous les nouveaux libellés.

Voyons d’abord ce qui disparait des progressions de 2012 pour le CM1. Disparait « les frontières de la France », on ne regrettera pas ce libellé dont on ne sait pas trop si il visait à baliser les frontières des eaux territoriales de la mer du Nord à la forêt guyanaise ou si il invitait à définir les différents types de frontières : pays de l’espace Schengen, de l’espace économique européen ou autres en Outremer. Disparaissent aussi les pays de l’Union européenne, en fait ce sont pratiquement toutes les cartes politiques qui risquent de disparaitre de la géographie des deux cours moyens. Ici il s’agit d’une rupture importante avec la tradition de la géographie à l’école élémentaire. On sait que cette discipline a été introduite à l’école primaire en Europe occidentale et en Amérique du nord au milieu du XIXe siècle, lors du mouvement des nationalités (Horacio Capel, 1977). Tout en contribuant à la modernité économique, la géographie scolaire avait pour mission de contribuer à construire l’identité nationale.

La géographie scolaire sert ainsi depuis longtemps de vecteur à l’initiation économique, les programmes de 2008 mettaient l’accent au CM1 sur le produire (une ZIP, une zone agricole, un centre tertiaire), le projet du CSP met lui l’accent sur le consommer (de l’énergie, un produit alimentaire) comme le faisait le programme de 1980.
Côté identité civique, la centration nationale  a été exacerbée par les programmes depuis 1882, les programmes de 1923 faisant de la France et de son empire le principal objet géographique du cours moyen et cours supérieur. Par la suite on a vu émerger les régions administratives et depuis 1995 l’échelle européenne à côté de la dimension nationale. Aujourd’hui, les études proposées au CM1 et au CM2  par le CSP se situent certes majoritairement en France, mais la France d’objet géographique devient un cadre pour des activités.

Cet affaiblissement de ce qui correspondait à la construction de l’identité française se traduit aussi au CM2 par la disparition de l’étude de la France d’Outremer et de la langue française dans le monde. Le premier thème proposé pour le CM2 par ce projet invite à étudier « Se déplacer », le deuxième « Communiquer d’un bout à l’autre du monde grâce à l’Internet » et le troisième « Mieux habiter ». Les pratiques enseignantes étant ce qu’elles sont, et la longueur des libellés dans ce texte ce qu’ils sont, on peut comprendre qu’un trimestre au CM2  serait consacré à étudier en géographie "Communiquer d'un bout à l'autre du monde grâce à l'Internet ". Saluons cette étude de flux, de réseaux et de serveurs en CM2, en nette rupture avec la pédagogie intuitive ! A moins que tout ceci ne se traduise en pratique dans les classes par un allègement considérable de l’horaire réellement consacré à la géographie, les enseignants de CM2 voyant mal comment consacrer un tiers de leur année de géographie à cette étude.

Enfin le dernier trimestre du CM2 serait un tantinet prescriptif « Mieux habiter » : « cohabiter avec la ‘’nature’’ en ville. Recycler. Habiter un éco quartier. » C’est dire que si la nation a disparu, l’idéologie n’a pas disparu des programmes de géographie. « Développement durable », trois fois l’expression revient dans la colonne détaillant  dans « démarches et contenus d’enseignement » les 6 thèmes proposés pour le CM2 (cycle 3 p.42),

Au total, au cours moyen l’entrée par les réseaux l’emporte sur celle par les territoires, On ne sait si les élèves du primaire auront vu une carte des régions de France ou du relief de la France. Au-delà de l’ambition légitime et remarquable de renouvellement épistémologique, il ne faudrait pas que les maîtres ne sachent plus où habite la géographie de leurs élèves de cours moyen
Entre « l’habiter » localisé  et le monde, entre des individus plus ou moins connectés et les réseaux plus ou moins mondialisés, les territoires (régions, Etats, Union européenne)  ne risquent-ils pas de devenir comme transparents pour les élèves du primaire ? Au cours moyen, l’emboîtement de territoires ne devrait-il pas avoir une place plus grande au côté de la superposition des réseaux ?
Quels canaux pour les réseaux et quels cadres pour les territoires faut-il mettre en avant dans l’acquisition de savoirs et de compétences à l’école élémentaire ?
Les réponses ne sont pas que didactiques, elles sont avant tout politiques, car ces réseaux et ces territoires sont ceux de la construction d’identités, de solidarités et de la citoyenneté.


Le 8 mai 2015, Jean-Pierre Chevalier
Université de Cergy-Pontoise, laboratoire EMA, Ecole, Mutations Apprentissages, EA 4507.

1 commentaire:

  1. Merci Jean-Pierre pour cette analyse. Une remarque tout de même sur la disparition des "frontières de la France" qu'on ne "regretterait pas"...Oui, si c'était en effet pour simplement lister les pays voisins en posant la frontière sans réellement en convoquer la substance...mais le terme n'apparaissait qu'à ce seul endroit du programme et il pouvait permettre d'aller plus loin et de faire prendre conscience aux enfants que la frontière est multiforme, ligne, zone, qu'elle se franchit plus ou moins aisément, qu'elle fait fonctionner des différentiels...Ce mot désormais absent (apparition en 4ème) n'invitera peut-être plus aussi nettement les enseignants à travailler sur ces questions de discontinuités dans l'espace...

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