Géo-graphies en mouvements. Pour une ethnographie des savoirs géographiques à l'école élémentaire - Alexandra Baudinault
CR de Xavier Leroux
Lien vers la thèse : http://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01663917
Présenté en 2017, le travail d’Alexandra Baudinault rejoint les quelques travaux de thèses et HDR récents consacrés explicitement à l’enseignement de la géographie à l’école élémentaire. Aux entrées didactiques (Philippot, 2008 ; Charpentier, 2014 ; Serrieres-Glaudel, 2016), à l’approche sensible par la sortie (Briand, 2014), à l’analyse des albums pour enfants (Meunier, 2014) et à la lecture historique et épistémologique (Chevalier, 2003), s’ajoute ici une plongée ethnographique dans les savoirs géographiques réellement enseignés en classe.
Basée sur l’observation d’une enseignante de CM1 pendant deux ans ainsi que sur des analyses de blogs et forums, la recherche offre le premier mérite de dépeindre fidèlement les us et coutumes des professeurs des écoles dans leur relation à l’enseignement de cette discipline qui ne constitue pas leur priorité première.
Pour en être, je reconnais là parfaitement cette population décrite comme pressée par le temps ; privilégiant la recherche sur internet ; mixant plus ou moins habilement les fiches toutes faites et celles ayant été élaborées de manière personnelle mais surtout une population ayant envie (et surtout besoin ) de réutiliser ce qui a été préparé par le passé. Ce point est très saillant. L’auteure de cette thèse le met bien en évidence à la lumière des programmes (les précédents de 2002 étaient toujours appliqués alors que ceux de 2008 étaient déjà parus) mais surtout à travers le choix des supports : on mise sur le « faire faire » (un graphique, un croquis de paysage) car ces gestes matériels plaisent aux élèves, remplissent le temps efficacement et apparaissent ainsi « utiles » à l’enseignant… finalement sans doute au détriment des contenus eux-mêmes comme semble le déplorer Alexandra Baudinault.
Ces constats sont explicables par un second élément que la thèse traduit bien : la méconnaissance et la non reconnaissance de la spécificité de l’élémentaire dans le processus d’enseignement de la géographie. Cela démarre de l’aveu même de l’auteure d’avoir débuté sa carrière de formatrice comme agrégée ayant préalablement travaillé dans le second degré sans expérience du 1er degré ; d’une remarque qui n’est pas si anodine concernant l’expression « sur le terrain » (qui montre que, dans l’imaginaire collectif, les formateurs de l’IUFM/ESPE ne sont pas « sur le terrain » car n’ayant pas/plus la charge d’une/plusieurs classe(s) ) ; de la sollicitation des seuls historiens par le CSP pour éclairer la fabrication des actuels programmes ; de l’incapacité des concepteurs des livrets d’évaluation du SCEREN à penser d’autres compétences pour la géographie que celle qui vise à « identifier les principales caractéristiques de la géographie de la France » ; de la proportion minoritaire des communications relatives au primaire dans les colloques de didactique de l’histoire-géographie ; du fait que la recherche en didactique de la géographie à l’école élémentaire apparaît récupérée par le secondaire et les associations de spécialistes [1] après avoir été préalablement précurseure. La lueur d’espoir n’est-elle pas à chercher du côté du nouveau cycle 3 qui permet aux mondes du primaire et du secondaire de désormais se rencontrer ?
Les causes de ces dysfonctionnements sont également bien montrées par le jeu des acteurs en présence. Cela passe par la transmission très verticale de programmes très changeants, présentés sans médiation, et désormais de manière dématérialisée, ce qui n’est pas sans gêner des enseignants non spécialistes de la discipline encore attachés à la possibilité d’apposer des annotations. L’offre éditoriale est dominée par quelques grandes maisons comme Hatier et Hachette avec des collections ayant pignon sur rue depuis longue date et fonctionne sur un circuit parallèle à celui de la production de la recherche en didactique qui, de toutes façons, n’irrigue que très peu car les enseignants du 1er degré se tournent davantage vers les pédagogues. Les IEN et circonscriptions n’ont pas l’enseignement de la géographie comme priorité dans le peu de formation qu’ils ont à offrir. Conséquence sans appel : le recours au blogs et aux forums devient doucement la norme pour la préparation des séances : un bon compromis entre le tempo politique que les enseignants ont du mal à suivre et la lente « infusion » des savoirs dans leurs pratiques à l’échelle longue d’une carrière. Les professeurs des écoles y collaborent, y mutualisent, y font circuler les savoirs, les enseignants blogueurs s’y sentent légitimes grâce à leurs savoirs de « praticiens », les consommateurs de ces ressources y trouvent satisfaction.
Au-delà de ces éléments formels et institutionnels, la thèse est l’occasion d’observer quels contenus sont aujourd’hui proposés en géographie, comment et pourquoi les enseignants butent parfois, voire souvent sur cet obstacle. Face au tournant épistémologique des programmes de 2008 et 2015 qui consacrent les acteurs, qui s’intéressent aux processus davantage qu’aux résultats, qui cherchent à faire développer une conscience spatiale, qui présentent les choses sous forme de verbes d’action (se loger, se déplacer…), quelles grandes questions animent les enseignants et quelles types de réponses ou de solutions tentent-ils d’apporter sur le terrain des pratiques ? Il y a par exemple des propositions sur la question des échelles avec l’idée que la proximité affective serait plus pertinente que la proximité spatiale (proche serait ainsi synonyme de familier) ou sur la tension entre le « concret » et « l’abstrait », le « réel » et le « visible » (une enseignante de centre-ville trouvera plus pertinent de travailler le littoral ou la montagne car l’environnement proche est dominé par des activités de service qui apparaissent invisibles aux élèves). Un autre gros axe de travail se situe sur la lecture et la construction des documents : « observer » sans « lire » revient à assimiler au réel. Le fait également de passer d’une graphie à une autre permet de faire des opérations mentales de géographe et de ne pas s’interroger avec davantage de finesse sur les documents. Trop de cartes sont présentées comme « allant de soi » sans pouvoir porter une critique sur leur contexte de production. Il en est de même pour les photographies de paysages où l’on questionne en général le lieu ou l’angle de la prise de vue mais rarement l’auteur et son intentionnalité.
Des pistes, c’est certain, malgré les doutes de son auteure sur sa portée dans son projet de recherche initial (« pourtant en géographie, nous ne faisons que des constats, nous ne proposons guère de solutions », p 14) pour ce travail agréable à lire mais qui n’échappe pas à quelques longueurs à l’image du très long déroulé d’un chapitre 6 qui dépeint dans des détails extrêmes les papiers, calques, crayons et stylos mobilisés par les élèves, même s’il est évident que le geste aide à structurer la pensée et ce, en tenant compte de toutes ces étapes de réalisations des cartes. S’il s’agit là d’une recherche tournée en direction des enseignants et non des élèves de manière assumée, leur présence est inévitable. Et si la classe de l’enseignante observée est essentialisée, il est tout de même question dans l’une des trois focales [2] retenues de la « faisabilité pédagogique » des séances observées (chapitre 7) : n’y a-t-il pas là tout de même une lecture de l’ordre du didactique même si l’auteure s’en défend ? De même, le chapitre 5 sur « l’ordre des faire » interroge ce qu’ « on » fait pendant les séances de géographie…enseignants et élèves donc…
En définitive, cette production supplémentaire consacrée à la géographie à l’école élémentaire, souhaitons-le, aidera à faire prendre conscience de la très délicate situation dans laquelle se trouve cette discipline dans ce niveau scolaire : l’occasion d’ouvrir tant d’autres chantiers qui pourraient amener à des sujets de mémoires et de thèses relatant des expérimentations dans les classes pour aider à la professionnalisation de professeur.e.s des écoles devant suivre les évolutions de l’enseignement de la discipline sans réel accompagnement.
BRIAND, M. (2014). La géographie scolaire au prisme des sorties : pour une approche sensible des sorties à l'école élémentaire, thèse de doctorat de géographie de l'Université de Caen Basse-Normandie, sous la direction de Jean-François Thémines. En ligne
CHARPENTIER, P. (2014). L'activité de préparation des séances de classe par les maîtres polyvalents du cycle 3 de l'école primaire : l'exemple de la géographie. Thèse de doctorat de l'Université de Reims Champagne-Ardenne.
CHEVALIER, J-P. (2003). Du côté de la géographie scolaire. Matériaux pour une épistémologie et une histoire de l’enseignement de la géographie à l’école primaire en France. Paris 1, 2003.
MEUNIER, C. (2014). Quand les albums parlent d'espace. Espaces et spatialités dans les albums pour enfants, Thèse de doctorat de géographie de l'Université de Lyon 2, sous la direction de Michel Lussault.
PHILIPPOT, T. (2008). La professionnalité des enseignants de l'école primaire : les savoirs et les pratiques.. Université de Reims - Champagne Ardenne. En ligne
SERRIERES-GLAUDEL, A. (2016). L'"activité didactique" des enseignants de l'école primaire: étude de cas en géographie. Thèse de doctorat de l'Université de Reims Champagne-Ardenne, sous la direction de Gilles Baillat.
[1] Quelques professeurs des écoles font tout de même partie de l’effectif chez « Les Clionautes ».
[2] 1/ la faisabilité pédagogique, 2/ le degré d’innovation, 3/ le rapport au réel.
CR de Xavier Leroux
Lien vers la thèse : http://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01663917
Présenté en 2017, le travail d’Alexandra Baudinault rejoint les quelques travaux de thèses et HDR récents consacrés explicitement à l’enseignement de la géographie à l’école élémentaire. Aux entrées didactiques (Philippot, 2008 ; Charpentier, 2014 ; Serrieres-Glaudel, 2016), à l’approche sensible par la sortie (Briand, 2014), à l’analyse des albums pour enfants (Meunier, 2014) et à la lecture historique et épistémologique (Chevalier, 2003), s’ajoute ici une plongée ethnographique dans les savoirs géographiques réellement enseignés en classe.
Basée sur l’observation d’une enseignante de CM1 pendant deux ans ainsi que sur des analyses de blogs et forums, la recherche offre le premier mérite de dépeindre fidèlement les us et coutumes des professeurs des écoles dans leur relation à l’enseignement de cette discipline qui ne constitue pas leur priorité première.
Pour en être, je reconnais là parfaitement cette population décrite comme pressée par le temps ; privilégiant la recherche sur internet ; mixant plus ou moins habilement les fiches toutes faites et celles ayant été élaborées de manière personnelle mais surtout une population ayant envie (et surtout besoin ) de réutiliser ce qui a été préparé par le passé. Ce point est très saillant. L’auteure de cette thèse le met bien en évidence à la lumière des programmes (les précédents de 2002 étaient toujours appliqués alors que ceux de 2008 étaient déjà parus) mais surtout à travers le choix des supports : on mise sur le « faire faire » (un graphique, un croquis de paysage) car ces gestes matériels plaisent aux élèves, remplissent le temps efficacement et apparaissent ainsi « utiles » à l’enseignant… finalement sans doute au détriment des contenus eux-mêmes comme semble le déplorer Alexandra Baudinault.
Ces constats sont explicables par un second élément que la thèse traduit bien : la méconnaissance et la non reconnaissance de la spécificité de l’élémentaire dans le processus d’enseignement de la géographie. Cela démarre de l’aveu même de l’auteure d’avoir débuté sa carrière de formatrice comme agrégée ayant préalablement travaillé dans le second degré sans expérience du 1er degré ; d’une remarque qui n’est pas si anodine concernant l’expression « sur le terrain » (qui montre que, dans l’imaginaire collectif, les formateurs de l’IUFM/ESPE ne sont pas « sur le terrain » car n’ayant pas/plus la charge d’une/plusieurs classe(s) ) ; de la sollicitation des seuls historiens par le CSP pour éclairer la fabrication des actuels programmes ; de l’incapacité des concepteurs des livrets d’évaluation du SCEREN à penser d’autres compétences pour la géographie que celle qui vise à « identifier les principales caractéristiques de la géographie de la France » ; de la proportion minoritaire des communications relatives au primaire dans les colloques de didactique de l’histoire-géographie ; du fait que la recherche en didactique de la géographie à l’école élémentaire apparaît récupérée par le secondaire et les associations de spécialistes [1] après avoir été préalablement précurseure. La lueur d’espoir n’est-elle pas à chercher du côté du nouveau cycle 3 qui permet aux mondes du primaire et du secondaire de désormais se rencontrer ?
Les causes de ces dysfonctionnements sont également bien montrées par le jeu des acteurs en présence. Cela passe par la transmission très verticale de programmes très changeants, présentés sans médiation, et désormais de manière dématérialisée, ce qui n’est pas sans gêner des enseignants non spécialistes de la discipline encore attachés à la possibilité d’apposer des annotations. L’offre éditoriale est dominée par quelques grandes maisons comme Hatier et Hachette avec des collections ayant pignon sur rue depuis longue date et fonctionne sur un circuit parallèle à celui de la production de la recherche en didactique qui, de toutes façons, n’irrigue que très peu car les enseignants du 1er degré se tournent davantage vers les pédagogues. Les IEN et circonscriptions n’ont pas l’enseignement de la géographie comme priorité dans le peu de formation qu’ils ont à offrir. Conséquence sans appel : le recours au blogs et aux forums devient doucement la norme pour la préparation des séances : un bon compromis entre le tempo politique que les enseignants ont du mal à suivre et la lente « infusion » des savoirs dans leurs pratiques à l’échelle longue d’une carrière. Les professeurs des écoles y collaborent, y mutualisent, y font circuler les savoirs, les enseignants blogueurs s’y sentent légitimes grâce à leurs savoirs de « praticiens », les consommateurs de ces ressources y trouvent satisfaction.
Au-delà de ces éléments formels et institutionnels, la thèse est l’occasion d’observer quels contenus sont aujourd’hui proposés en géographie, comment et pourquoi les enseignants butent parfois, voire souvent sur cet obstacle. Face au tournant épistémologique des programmes de 2008 et 2015 qui consacrent les acteurs, qui s’intéressent aux processus davantage qu’aux résultats, qui cherchent à faire développer une conscience spatiale, qui présentent les choses sous forme de verbes d’action (se loger, se déplacer…), quelles grandes questions animent les enseignants et quelles types de réponses ou de solutions tentent-ils d’apporter sur le terrain des pratiques ? Il y a par exemple des propositions sur la question des échelles avec l’idée que la proximité affective serait plus pertinente que la proximité spatiale (proche serait ainsi synonyme de familier) ou sur la tension entre le « concret » et « l’abstrait », le « réel » et le « visible » (une enseignante de centre-ville trouvera plus pertinent de travailler le littoral ou la montagne car l’environnement proche est dominé par des activités de service qui apparaissent invisibles aux élèves). Un autre gros axe de travail se situe sur la lecture et la construction des documents : « observer » sans « lire » revient à assimiler au réel. Le fait également de passer d’une graphie à une autre permet de faire des opérations mentales de géographe et de ne pas s’interroger avec davantage de finesse sur les documents. Trop de cartes sont présentées comme « allant de soi » sans pouvoir porter une critique sur leur contexte de production. Il en est de même pour les photographies de paysages où l’on questionne en général le lieu ou l’angle de la prise de vue mais rarement l’auteur et son intentionnalité.
Des pistes, c’est certain, malgré les doutes de son auteure sur sa portée dans son projet de recherche initial (« pourtant en géographie, nous ne faisons que des constats, nous ne proposons guère de solutions », p 14) pour ce travail agréable à lire mais qui n’échappe pas à quelques longueurs à l’image du très long déroulé d’un chapitre 6 qui dépeint dans des détails extrêmes les papiers, calques, crayons et stylos mobilisés par les élèves, même s’il est évident que le geste aide à structurer la pensée et ce, en tenant compte de toutes ces étapes de réalisations des cartes. S’il s’agit là d’une recherche tournée en direction des enseignants et non des élèves de manière assumée, leur présence est inévitable. Et si la classe de l’enseignante observée est essentialisée, il est tout de même question dans l’une des trois focales [2] retenues de la « faisabilité pédagogique » des séances observées (chapitre 7) : n’y a-t-il pas là tout de même une lecture de l’ordre du didactique même si l’auteure s’en défend ? De même, le chapitre 5 sur « l’ordre des faire » interroge ce qu’ « on » fait pendant les séances de géographie…enseignants et élèves donc…
En définitive, cette production supplémentaire consacrée à la géographie à l’école élémentaire, souhaitons-le, aidera à faire prendre conscience de la très délicate situation dans laquelle se trouve cette discipline dans ce niveau scolaire : l’occasion d’ouvrir tant d’autres chantiers qui pourraient amener à des sujets de mémoires et de thèses relatant des expérimentations dans les classes pour aider à la professionnalisation de professeur.e.s des écoles devant suivre les évolutions de l’enseignement de la discipline sans réel accompagnement.
BRIAND, M. (2014). La géographie scolaire au prisme des sorties : pour une approche sensible des sorties à l'école élémentaire, thèse de doctorat de géographie de l'Université de Caen Basse-Normandie, sous la direction de Jean-François Thémines. En ligne
CHARPENTIER, P. (2014). L'activité de préparation des séances de classe par les maîtres polyvalents du cycle 3 de l'école primaire : l'exemple de la géographie. Thèse de doctorat de l'Université de Reims Champagne-Ardenne.
CHEVALIER, J-P. (2003). Du côté de la géographie scolaire. Matériaux pour une épistémologie et une histoire de l’enseignement de la géographie à l’école primaire en France. Paris 1, 2003.
MEUNIER, C. (2014). Quand les albums parlent d'espace. Espaces et spatialités dans les albums pour enfants, Thèse de doctorat de géographie de l'Université de Lyon 2, sous la direction de Michel Lussault.
PHILIPPOT, T. (2008). La professionnalité des enseignants de l'école primaire : les savoirs et les pratiques.. Université de Reims - Champagne Ardenne. En ligne
SERRIERES-GLAUDEL, A. (2016). L'"activité didactique" des enseignants de l'école primaire: étude de cas en géographie. Thèse de doctorat de l'Université de Reims Champagne-Ardenne, sous la direction de Gilles Baillat.
[1] Quelques professeurs des écoles font tout de même partie de l’effectif chez « Les Clionautes ».
[2] 1/ la faisabilité pédagogique, 2/ le degré d’innovation, 3/ le rapport au réel.
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