Compte rendu du séminaire : Enseigner la géographie à l’université : état des lieux, expérimentations
Organisé à Tours par Hovig Ter Minassian
Les attentes sociétales et politiques envers l’université sont élevées tant en termes de réussite des étudiants que d’insertion professionnelle, ce qui génère un questionnement pédagogique et didactique dont la communauté des géographes s’est récemment saisie.
L’émergence d’une réflexion collective
L’intervention de Jean Gardin (Paris 1) qui a dirigé avec Marie Morelle (Paris 1) et Fabrice Ripoll (Paris-Est), un numéro des Carnets de Géographes sur le thème, met en évidence la difficulté de publier un numéro d’une revue scientifique dédié à l’enseignement de la géographie à l’université. Cette difficulté est plurielle. Tout d’abord, c’est celle du positionnement d’un discours qui ne relève ni du syndicalisme ou du politique, ni de la sociologie étudiante mais se situe dans un entre-deux. Ensuite, peu de chercheurs en géographie travaillent en didactique d’une part, et sur l’enseignement supérieur d’autre part. Cela pose la question de la légitimité à publier des textes qui relèvent de la pratique réflexive dans une revue peer-reviewed. Cela questionne aussi les lieux d’échanges et de débats possibles autour des questions d’enseignement de la géographie à l’université. Il existe les Feuilles de géographie, journal récemment relancé en ligne, qui publie des textes en lien avec l’enseignement (support de cours, réflexion autour d’une difficulté pédagogique etc.).
Le statut des textes de pratique réflexive soulève en creux la question de la reconnaissance par la communauté des géographes, des activités d’enseignement et de l’investissement nécessaire à leur création et leur amélioration continue. A ce sujet, l’interview d’Hervé Régnauld, ancien président du CNU 23, dans les Carnets de géographe fait réfléchir : aucune reconnaissance par le CNU.
L’intervention de Jean Gardin met en évidence un autre paradoxe. Alors que les besoins semblent plus importants en licence et que l’appel à communication visait de manière privilégiée ce niveau, la majorité des contributions soumises à l’évaluation portait sur le niveau master. La contribution de Caroline Leininger-Frézal montre par ailleurs qu’il y a beaucoup d’idées reçues sur la réussite en licence.
Réussir en licence de géographie
Caroline Leininger-Frézal a présenté les résultats d’un projet de recherche-action mené en histoire et en géographie à l’université Paris Diderot dans le cadre de l’Idex Sorbonne Paris Cité. Ce projet mobilisait huit enseignants-chercheurs (Sandrine Berroir, François Bétard, Clélia Bilodeau, Anne-Emmanuelle Demartini, Nicolas, Douay, Malika Madelin, Aurélia Michel) et quatre enseignantes du secondaire (Marie-Agnès Monteil, Natacha Milkof, Karine Luzaic, Karine Salomé). Le projet était structuré autour de deux hypothèses :
• Il existe des ruptures implicites, mal identifiées, entre la terminale et la L1.
• Ces ruptures sont sources de difficultés pour les étudiants et donc facteurs d’échecs.
Les entretiens menés auprès d’enseignants-chercheurs (EC) et des étudiants en géographie à l’université Paris Diderot mettent en évidence la méconnaissance des programmes du secondaire par les enseignants-chercheurs. La L1 est pensée comme une tabula rasa. Ce qui semble s’inscrire dans la continuité lycée/université, est source de malentendus entre les EC et les étudiants. Les étudiants ont l’impression de maitriser la dissertation et l’analyse de documents alors que les attendus en terme de problématisation, de réflexion et de contenus sont différents. De la même manière, les étudiants ne perçoivent pas le saut conceptuel entre le lycée et l’université et ne comprennent pas la nécessité de lire. En revanche, ils se rendent compte de leurs difficultés dans l’organisation de leur travail et en mathématiques.
A l’inverse des EC, les étudiants perçoivent positivement la rupture entre le lycée et l’université qu’ils associent à la liberté de choisir leur UE, de s’organiser ainsi qu'à un enrichissement de la géographie. Ils disent en effet découvrir la cartographie, les SIG et la géographie physique. Alors que les EC voudraient renforcer l’encadrement et l’accompagnement des étudiants, ces derniers aspirent à la liberté. Finalement, les ruptures entre le lycée et l’université en géographie (et en histoire) sont de natures différentes que celles présupposées.
Cette présentation a soulevé le débat des attentes des EC envers leurs étudiants. Une partie des difficultés identifiées (absence d’esprit critique, d’autonomie, de lecture) pourrait être pensée en termes d’objectifs d’apprentissage. Finalement, ce qui est reproché aux étudiants c’est de ne pas avoir (pas encore) les qualités et savoir-faire d’un chercheur.
Penser l’enseignement supérieur par le prisme disciplinaire permet de questionner les contenus enseignés. Jean-François Thémines a montré dans sa communication combien la discipline a un impact sur l’identité professionnelle des enseignants stagiaires.
La discipline, facteur de professionnalisation
Jean-François Thémines (ESPE de Caen) questionne où en sont les enseignants stagiaires de master 2 MEEF (métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation) avec la géographie. Ces étudiants ont la particularité d’être massivement historiens de formation et de ne pas avoir toujours choisi l’enseignement. C’est leur goût pour l’histoire qui les conduit à envisager ce métier. L’enjeu du master MEEF est de leur permettre de devenir des professionnels de l’enseignement. Jean-François Thémines cherche à identifier l’impact de disciplines, histoire et géographie, dans la construction de la professionnalité des enseignants stagiaires.
A partir de l’analyse des lettres de motivations des étudiants candidatant au master MEEF parcours histoire-géographie de Caen et des porte-folios produits dans le cadre du M2, il parvient à démontrer que les étudiants stagiaires entretiennent un rapport privé à l’histoire qui structure leur parcours de formation. Un étudiant a par exemple structuré son porte-folio de manière chronologique, un autre archéologue de formation, l’a intitulé « archéologie de ma pratique ». Pour la géographie, l’enjeu pour les étudiants stagiaires, est de se penser capable d’enseigner une géographe « acceptable ». Alors, la géographie devient un moyen d'explorer, d’inventer de nouvelles pratiques d’enseignement. C’est une ressource professionnelle. Cela peut aussi devenir un outil d’analyse de leur propre parcours professionnel.
L’intervention de Jean-François Thémines met en évidence l’impact de la discipline de formation sur la professionnalité des enseignants débutants. Ces recherches ouvrent un champ de questionnement pour les autres formations professionnelles portées par les géographes. En quoi la géographie participe à la professionnalité des étudiants en master pro d’aménagement, d’urbanisme, d’environnement, de géomarketing etc. ? Il y a derrière cette question, celle de la légitimité de la discipline à former des professionnels et de la visibilité de ces débouchés auprès d’un large public.
Ce séminaire a permis de revenir sur les pratiques d’enseignement en tant qu’objet de recherche mais aussi en tant qu’objet de pratiques réflexives.
Enseigner la géographie par des démarches innovantes
Sébastien Leroux (Grenoble) et Pierre-Olivier Garcia (Grenoble) assurent un cours de géographie culturelle en licence à partir d’une série télévisuelle « The wire ». « The wire » est une série policière underground sur Baltimore qui s’inscrit dans la tradition des policiers américains. Baltimore constitue un personnage à part entière.
La série télévisuelle est pensée comme un cheval de Troie pour acquérir des connaissances sur la géographie culturelle. C’est aussi un levier pour acquérir les codes de l’écriture scientifique et un moyen de légitimer le cours et son contenu vis-à-vis des étudiants. Ces derniers doivent en effet écrire un livre à l’issue du cours sur la série dans la perspective de la géographie culturelle.
Sébastien Leroux et Pierre-Olivier Garcia soulignent la qualité des productions des étudiants et leur motivation. Le cours s’inscrit aujourd’hui dans la durée. Néanmoins, la mise en place d’un tel cours ne va pas sans quelques difficultés. Tout d’abord, cela remet en cause le rôle traditionnel de l’enseignant, détenteur des savoirs. Dans le cadre de ce cours, Sébastien Leroux et Pierre-Olivier Garcia ont adopté la posture du « maitre ignorant » (Rancière, 1987). Cette posture tout comme l’objet d’étude ont soulevé des réticences au sein de l’équipe enseignante. Ensuite, ces EC ont basé leur démarche sur leurs représentations des pratiques culturelles des étudiants. Or il y avait un décalage entre ces représentations et les pratiques réelles des étudiants. En effet, les étudiants ne connaissaient pas la série « The Wire ». Ils ne visionnaient pas les séries en VO. Ces difficultés n’ont pas empêché les enseignants d’atteindre leurs objectifs.
Comme Sébastien Leroux et Pierre-Olivier Garcia, Nicolas Becu (La Rochelle) a proposé d’enseigner la géographie par une démarche innovante dans le cadre d’un cours sur les SIG (système d’information géographique) et les SMA (système multi-agent) du master Bioterre (Paris 1). Initialement, le cours était très théorique : les théories et les notions à acquérir étaient nombreuses, ce qui pouvait mettre les étudiants en difficulté. La démarche du cours a été redéfinie en mettant en place un jeu de rôle basé sur le modèle ARDI. L’objectif est d’apprendre à analyser les interactions dans un système à travers un jeu de rôle construit comme un SMA. Ce sont les étudiants qui produisent le jeu de rôle à partir d’une sortie de terrain.
Dans une perspective comparable, Régis Keerle a présenté son enseignement en IUT Carrières sociales option animation sociale et socioculturelle de Rennes. La géographie n’est pas à proprement parler au programme pédagogique national Carrières sociales (option animation) mais la notion de territoire y figure, c’est une porte d’entrée vers la géographie. Comment former des non géographes aux outils de la géographe notamment via le diagnostic territorial, pour que ces outils deviennent des ressources pour comprendre et analyser leur contexte professionnel ? Pour intéresser ce public souvent engagé, ne faut-il pas repolitiser le territoire ? C’est un parti pris par Régis Keerle dans une perspective à la fois critique et libérale. Ce cours s’appuie en autres, sur les théories de Debarbieux (2009) (registres imaginaires de la territorialité et type de spatialité) et d’Anne Gilbert (1985) (les idéologies spatiales ) pour permettre aux futurs animateurs d’acquérir une analyse distanciée des discours sur le territoire et des usages de l’espace dans différents contextes. Pour ce faire, Régis Keerle mobilise différents supports journalistiques, artistiques (BD, extrait d’émission radio etc.) et cartographiques (synthétiques, analytiques, mentales) que les étudiants sont amenés à analyser. Susciter l’intérêt des étudiants pour la géographie passe aussi par des dispositifs ludiques impromptus comme le « What’up doc ? », qui vise à mesurer le « succès » d’un document auprès des étudiants à l’applaudimètre, ou bien la « minute spatiale de l’animateur » qui est une courte analyse (moins de 888 signes) d’une expérience susceptible d’intéresser l’animateur ou l’animation.
Les trois démarches présentées ont en commun de tenter de mettre en adéquation le processus d’apprentissage et l’objet d’étude. La journée a été l’occasion de faire connaitre des pratiques innovantes qui ne sont pas propres à la géographie. Il s’agit d’un dispositif qui pourrait être repris dans d’autres disciplines.
Faire cours autrement
Myriam Houssay-Holzschuch a mis en place des cours magistraux interactifs dans le cadre d’un cours d’introduction à la géographie en L1 semestre 1. Elle utilise pour ce faire la méthode « Think/Write/Pair/Share ». Cette méthode consiste à mettre les étudiants en réflexion face à une question précise pendant 3 minutes, à leur demander de partager leurs réflexions avec leur(s) voisin(s) pendant 3 minutes puis de discuter ensuite collectivement. L’ensemble du processus prend 15 à 20 minutes. Le temps d’institutionnalisation (3ème temps) est essentiel, c’est celui où se mettent en place les notions à acquérir. Ce dispositif est utilisé environ deux fois par cours autour des concepts à apprendre. Il est destiné à construire une relation pédagogique enseignant/étudiant basée sur l’interconnaissance et valorisant les étudiants. Cela implique des séances longues. Ce dispositif, comme la démarche de Sébastien Leroux et Pierre-Olivier Garcia, remet en cause le modèle traditionnel du cours magistral qui repose sur une pédagogie transmissive et une posture de l’enseignant, détenteur du savoir.
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