"L’expérience du territoire. Apprendre dans une société durable". Diversité. Revue d’actualité et de réflexion pour l’action éducative, n°191, janvier-avril 2018, réseau Canopé.
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Compte-rendu par Jean-François Thémines
Le numéro 191 de la revue Diversité - Revue d’actualité et de réflexion pour l’action éducative, intitulé L’expérience du territoire. Apprendre dans une société durable propose un ensemble de réflexions et de retours d’expérience organisé autour de la notion de territoire apprenant. Considérant que ce numéro renvoie au territoire, à la géographie, à l’action publique en éducation et s’interroge sur les apprentissages, il était possible de porter sur lui un regard depuis la didactique de la géographie.
Dans cette revue d’interface [1], les contributeurs du numéro proviennent de diverses sphères. Ce sont des élus, des universitaires (sociologue, philosophes, géographes [2]), des acteurs de l’école (professeurs, inspecteurs, recteur, Canopé) et une partie de la « nébuleuse territoriale » (Ben Ayed, 2018, p. 26). Chacun vient y livrer une expérience, une réflexion professionnelle, politique, universitaire, associative, etc. D’une contribution à l’autre, les auteurs s’attachent à la fabrique de la ville et à la construction de l’espace public ; à la sensibilisation des enfants et des jeunes aux enjeux de cadre de vie ; aux conditions souhaitables de partenariats éducatifs entre école, monde associatif et collectivités territoriales ; aux enjeux d’apprentissages géographique scolaires dans les contextes de vie des élèves ; aux possibilités du numérique pour soutenir la participation citoyenne et la créativité des habitants.
Cette diversité témoigne pour partie de la capacité qu’a la notion de "territoire apprenant" d’agglomérer des discours, des projets, des actions. Pour partie seulement, car ce qui frappe, c’est la distance explicitement ou implicitement manifestée par les auteurs avec l’expression même de territoire apprenant. Loin de tous vouloir se l’approprier, en donner une définition qui serait leur marque, ils trouvent un chemin depuis leur expérience pour, éventuellement, s’en rapprocher… ou pour la contourner.
Retenons parmi ces textes, celui de Jean-François Caron, maire de Loos, qui place le territoire apprenant sur le terrain de la reconstruction de l’espace public dans sa ville, mais en tenant une problématique qui lui est propre, celle de la « résilience territoriale » (p. 32). Eric Favey, président de la Ligue de l’enseignement, quant à lui, associe le territoire apprenant à un modèle politique de circulation des savoirs, de développement social local et de démocratie de participation et de délégation (p. 52-53). Aurélien Gack, Gabriel Kleszewski, Natalie Malabre et Dimitri Saputa, enseignants et inspectrice pédagogique régionale d’histoire-géographie dans l’académie de Lille détaillent à partir de plusieurs démarches de géographie prospective scolaire comment les équipes cherchent à faire contribuer l’Ecole aux dynamiques territoriales locales. C’est par l’idée de géographie (scolaire) citoyenne inscrite dans un projet éducatif global (p. 137) que les auteurs rejoignent finalement la notion de territoire apprenant. Pierre Champollion et Catherine Rothenburger, de l’Observatoire Education et Territoires, tout en identifiant cette notion au carrefour du champ politique et de l’utopie fondatrice (p. 56), veulent bien - avec réticence ? - la reconnaître en arrière-plan d’usages pédagogiques du territoire et de pratiques pédagogiques spécifiques dans des écoles rurales (p. 60-61).
Bref, territoire apprenant est une expression-valise qui hésite entre réalité (sur laquelle agir) et modèle (vers lequel tendre), entre outil de management (réfléchissons ensemble à voir si ce que d’aucuns appellent territoire apprenant peut nous éclairer sur notre fonctionnement et nous aider à l’améliorer) et label (ceci est un territoire apprenant), entre volonté de mobilisation d’acteurs et prescription de gouvernances locales en leur direction, etc. (Bier, 2010). Et en faisant généralement abstraction de la vigueur des différences sociales et des rapports sociaux en matière d’éducation (distribution spatiale des ressources éducatives, accessibilité de ces ressources, rapport des adultes aux institutions et structures éducatives, notamment l’école). Ce que, soit dit en passant, encourage tendanciellement, pour un certain nombre de chercheurs en géographie sociale, l’usage de la notion de territoire (Hérin, 2007).
En témoignent les trois définitions successives du territoire apprenant proposées par Régis Guyon dans l’éditorial : « une approche susceptible de définir de manière concertée les actions éducatives pour et par le territoire » ; « un moyen donné aux habitants, et en particulier aux élèves, d’accéder aux opportunités du territoire, dans une démarche d’empowerment », une « démarche [qui] propose ainsi un système intégré de lutte contre les séparations et les fractures, assurant collecte, traitement et diffusion des savoirs au sein du territoire » (p. 6-7). Même dans cette troisième formule, la fracture et la séparation sont des images qui mettent en avant des configurations spatiales, masquant de ce fait les inégalités sociales et les processus de reproduction sociale qui en sont à l’origine.
Cette tension entre d’un côté des récits d’expériences toujours singulières, rapportées à des enjeux situés socialement, professionnellement, institutionnellement, politiquement et spatialement, de l’autre, une notion insaisissable mais fortement lestée par une vision managériale du politique, est ce que je retiendrai d’abord de ce numéro.
S’agissant d’apprentissages, les textes sont très elliptiques. Ce qui est un effet du format et du champ de la revue. L’objectif assigné à ces auteurs n’est en effet pas de présenter une analyse scientifique d’apprentissages réalisés avec les dispositifs et les projets qu’ils mentionnent. Dès lors, les auteurs ne peuvent que balayer, inégalement et de façon kaléidoscopique, un ensemble de problèmes caractéristiques du champ des apprentissages. Mais ce balayage permet un repérage qui est pour moi, le second intérêt de ce numéro de Diversité.
Prenons une grille de lecture simple. S’agissant des apprentissages, on peut s’attacher au produit - qu’ont appris les personnes ? - ou au processus - comment s’y sont-elles prises ? S’agissant de l’inscription sociale des situations d’apprentissage, nous pouvons nous attacher aux finalités qui leur sont assignées – apprendre cela (plutôt qu’autre chose) pourquoi, pour quoi faire ? – ou aux contextes des situations – quelles ressources utilisables/à construire pour apprendre ?
En croisant ces deux axes de lecture, on obtient un plan de repérage de dimensions importantes dans le cadrage des situations d’apprentissage, dont nous parlent tous ces auteurs :
- la référence, c’est-à-dire le principe de légitimation de « contenus » d’apprentissage (Reuter, 2007). On tient l’objectif 1° par la finalité, les valeurs, les principes et 2° par une intention claire d’apprentissages visés (les « contenus ») ;
- la directionnalité, c’est-à-dire la capacité des pilotes à maintenir/négocier une direction (sans faire prévaloir leur vue, ce qui correspond à de la directivité). Il s’agit de s’assurer en cours de développement du projet, de l’adéquation des situations aux valeurs ou aux principes qui l’ont fondé ;
- l’adaptation, dans une logique pédagogique d’accompagnement de publics qui ne sont ni homogènes, ni uniformes vers un objectif bien identifié ;
- l’appropriation, ou plutôt l’anticipation des conditions de l’appropriation de « contenus » par les personnes auxquelles sont destinés les projets ou les dispositifs.
Dans le cadre de la situation (si je suis chef de projet, si je suis éducateur), chacune de ses dimensions, idéalement, est à relier aux autres. Dit autrement, ne pas être vigilant sur des déconnexions possibles entre ces dimensions, dans la durée, autorise des dérives. On peut faire l’hypothèse selon laquelle une forte contextualisation (prise en compte des contextes) des situations d’apprentissages avive les tensions, attise les risques de dérive, comparativement aux situations plus cadrées, à l’intérieur d’une institution et une seule – une école, une association, un club sportif, etc.
- Le désir, c’est la perte de contact avec le réel, la certitude que tous ont établi le même diagnostic que soi [3], parlent « d’un seul homme », d’un « seul territoire »… peut-être le territoire en viendrait-il à parler (?) et à apprendre des choses aux gens (?) ;
- La planification arbitraire, c’est l’idée du processus, du phasage, de la construction sans la négociation du sens des situations, sans les arrêts sur images où se réfléchit le processus. Le projet (de territoire) peut trouver à s’épuiser dans le formalisme des procédures ;
- la différenciation inégalitaire, c’est la prise en compte de la diversité des publics par des modes d’ajustement des pratiques aux caractéristiques et aux différences perçues. Mais ces ajustements peuvent avoir pour effet de configurer des modes d’activités différents et d’aboutir à des contenus de valeur différente. Autrement dit, c’est une prise en compte de différences qui renforce la différenciation et les inégalités éducatives. Le phénomène a été particulièrement bien mis en évidence pour l’école par les chercheurs de l’équipe ESCOL (entre autres Bonnéry, 2008). Quand l’espace de référence n’est plus la classe ou le collège, mais l’espace local, le risque ne peut pas être écarté de la production « systémique » d’une divergence grandissante des parcours éducatifs, d’un territoire à l’autre, quelquefois d’un sous-ensemble de ce territoire à un autre ;
- l’ingénierie du dominant est une expression forgée ad hoc pour pointer la dérive du repli sur (ou de l’imposition de) l’expertise supposée supérieure d’un des groupes représentés dans le projet. Tout projet éducatif local place en situation de possible concurrence des expertises, des identités de métier, des savoirs d’expérience d’intervenants du secteur éducatif (scolaire, sportif, culturel, numérique, etc.). Les recherches sur la mise en œuvre de la réforme des rythmes scolaires de 2013 ont montré cela, particulièrement entre les professeur.e.s et animateur.rice.s des temps périscolaires (Liot et Rubi, 2018).
Figure : Dimensions de cadrage des situations d’apprentissage
Finalement, les contributions du numéro de Diversité les plus éclairantes – celles par lesquelles nous avons commencé ce compte-rendu - sont celles dont les auteurs n’ont pas hésité à dévoiler certaines de ces tensions.
Néanmoins, à aucun moment, il n’est donné accès à une analyse des résultats des actions (quels apprentissages ? pour qui ? avec quels effets ?). Rappelons que cela ne peut pas être l’objet de la revue. Il faut aller ailleurs, dans des revues scientifiques de sciences de l’éducation [4] notamment qui ne sont pas citées en bibliographie générale. Aussi, dans ce numéro de Diversité, les propos de Jean-François Chanet, historien, recteur de la région académique Bourgogne-France-Comté, recteur de l’académie de Besançon, s’agissant de l’enjeu de la formation des professeurs (mais on peut ajouter de tous les éducateurs, de tous les intervenants dans les politiques de la ville, etc.), sont-ils précieux. « […] pour devenir un bon professeur, il faut avoir été bien formé, et […] c’est aussi affaire de science, […] la pédagogie comme la didactique relèvent de la science et non du pur empirisme où, pire encore, de l’idéologie » (p. 122).
Jean-François Thémines, professeur des universités, géographie,
ESPE de l’Académie de Caen, Université de Caen-Normandie
ESO UMR 6590 CNRS
Références citées
- Ben Ayed C., « Education et territoire. Retour sur un objet sociologique mal ajusté », Les Sciences de l’éducation – Pour l’Ere nouvelle, Vol. 51, n°1, 2018, p. 15-35.<
- Bier B., 2010, « « Territoire apprenant » : les enjeux d'une définition », Spécificités, 2010/1 (N° 3), p. 7-18. URL : http://www.cairn.info/revue-specificites-2010-1-page-7.htm
- Bonnery S., Comprendre l'échec scolaire. Elèves en difficultés et dispositifs pédagogiques, La Dispute, coll. « L'enjeu scolaire », 2007. http://journals.openedition.org/lectures/1897
- Hérin, R., 2007, A propos du territoire et des réticences d’usage qu’il suscite, ESO Travaux et documents, n°26, p. 15-28.
- Liot F. et Rubi S., 2018, Ouvrons l'école. Quand la réforme des rythmes scolaires interroge les territoires et les partenariats, Bordeaux : Carrières sociales Editions, Coll. Des paroles et des actes.
- Thémines, J.-F. et Le Guern, A.-L., 2017, Initiation à la recherche, formation initiale et formation continuée : une analyse didactique du travail enseignant. Dans : Ethier, M.-A. et Mottet, E., Didactiques de l’histoire, de la géographie et de l’éducation à la citoyenneté. Recherches et pratiques. Bruxelles : de Boeck, p. 157-172.
Notes
[1] Une revue d’interface est une revue à laquelle contribuent des personnes issues d’horizons multiples : professionnels, associations, institutionnels, universitaires, etc. Pour cette raison, la production éditoriale n’y répond pas aux standards de l’évaluation par les pairs qui prévaut dans les revues scientifiques.
[2] Bernard Lahire, Bernard Stiegler, Thierry Paquot, Dominique Bourg, Michel Lussault, Olivier Lazarotti.
[3] C’est un rapport au réel professionnel que l’on peut rencontrer chez des enseignants (Thémines & Le Guern, 2017).
[4] Voir par exemple le numéro 1 de l’année 2018 de la revue Les Sciences de l’Education – Pour l’Ere nouvelle, intitulé : Territorialisation des politiques éducatives et multiplicité des espaces de socialisation : vers un nouveau paradigme ?