entete

DE LA RECHERCHE A LA FORMATION

Nous avons créé ce blog dans l'intention de faire connaître les travaux de recherche en didactique de la géographie. Notre objectif est également de participer au renouveau de cette discipline, du point de vue de ses méthodes, de ses contenus et de ses outils. Plus globalement nous espérons que ce site permettra d'alimenter les débats et les réflexions sur l'enseignement de l'histoire-géographie, de l'école à l'université. (voir notre manifeste)

dimanche 30 septembre 2018

L’expérience du territoire. Apprendre dans une société durable.


"L’expérience du territoire. Apprendre dans une société durable". Diversité. Revue d’actualité et de réflexion pour l’action éducative, n°191, janvier-avril 2018, réseau Canopé.

Voir le sommaire

 
Compte-rendu par Jean-François Thémines


Le numéro 191 de la revue Diversité - Revue d’actualité et de réflexion pour l’action éducative, intitulé L’expérience du territoire. Apprendre dans une société durable propose un ensemble de réflexions et de retours d’expérience organisé autour de la notion de territoire apprenant. Considérant que ce numéro renvoie au territoire, à la géographie, à l’action publique en éducation et s’interroge sur les apprentissages, il était possible de porter sur lui un regard depuis la didactique de la géographie.

Dans cette revue d’interface [1], les contributeurs du numéro proviennent de diverses sphères. Ce sont des élus, des universitaires (sociologue, philosophes, géographes [2]), des acteurs de l’école (professeurs, inspecteurs, recteur, Canopé) et une partie de la « nébuleuse territoriale » (Ben Ayed, 2018, p. 26). Chacun vient y livrer une expérience, une réflexion professionnelle, politique, universitaire, associative, etc. D’une contribution à l’autre, les auteurs s’attachent à la fabrique de la ville et à la construction de l’espace public ; à la sensibilisation des enfants et des jeunes aux enjeux de cadre de vie ; aux conditions souhaitables de partenariats éducatifs entre école, monde associatif et collectivités territoriales ; aux enjeux d’apprentissages géographique scolaires dans les contextes de vie des élèves ; aux possibilités du numérique pour soutenir la participation citoyenne et la créativité des habitants.

Cette diversité témoigne pour partie de la capacité qu’a la notion de "territoire apprenant" d’agglomérer des discours, des projets, des actions. Pour partie seulement, car ce qui frappe, c’est la distance explicitement ou implicitement manifestée par les auteurs avec l’expression même de territoire apprenant. Loin de tous vouloir se l’approprier, en donner une définition qui serait leur marque, ils trouvent un chemin depuis leur expérience pour, éventuellement, s’en rapprocher… ou pour la contourner.

Retenons parmi ces textes, celui de Jean-François Caron, maire de Loos, qui place le territoire apprenant sur le terrain de la reconstruction de l’espace public dans sa ville, mais en tenant une problématique qui lui est propre, celle de la « résilience territoriale » (p. 32). Eric Favey, président de la Ligue de l’enseignement, quant à lui, associe le territoire apprenant à un modèle politique de circulation des savoirs, de développement social local et de démocratie de participation et de délégation (p. 52-53). Aurélien Gack, Gabriel Kleszewski, Natalie Malabre et Dimitri Saputa, enseignants et inspectrice pédagogique régionale d’histoire-géographie dans l’académie de Lille détaillent à partir de plusieurs démarches de géographie prospective scolaire comment les équipes cherchent à faire contribuer l’Ecole aux dynamiques territoriales locales. C’est par l’idée de géographie (scolaire) citoyenne inscrite dans un projet éducatif global (p. 137) que les auteurs rejoignent finalement la notion de territoire apprenant. Pierre Champollion et Catherine Rothenburger, de l’Observatoire Education et Territoires, tout en identifiant cette notion au carrefour du champ politique et de l’utopie fondatrice (p. 56), veulent bien  - avec réticence ? - la reconnaître en arrière-plan d’usages pédagogiques du territoire et de pratiques pédagogiques spécifiques dans des écoles rurales (p. 60-61).

Bref, territoire apprenant est une expression-valise qui hésite entre réalité (sur laquelle agir) et modèle (vers lequel tendre), entre outil de management (réfléchissons ensemble à voir si ce que d’aucuns appellent territoire apprenant peut nous éclairer sur notre fonctionnement et nous aider à l’améliorer) et label (ceci est un territoire apprenant), entre volonté de mobilisation d’acteurs et prescription de gouvernances locales en leur direction, etc. (Bier, 2010). Et en faisant généralement abstraction de la vigueur des différences sociales et des rapports sociaux en matière d’éducation (distribution spatiale des ressources éducatives, accessibilité de ces ressources, rapport des adultes aux institutions et structures éducatives, notamment l’école). Ce que, soit dit en passant, encourage tendanciellement, pour un certain nombre de chercheurs en géographie sociale, l’usage de la notion de territoire (Hérin, 2007).

En témoignent les trois définitions successives du territoire apprenant proposées par Régis Guyon dans l’éditorial : « une approche susceptible de définir de manière concertée les actions éducatives pour et par le territoire » ; « un moyen donné aux habitants, et en particulier aux élèves, d’accéder aux opportunités du territoire, dans une démarche d’empowerment », une « démarche [qui] propose ainsi un système intégré de lutte contre les séparations et les fractures, assurant collecte, traitement et diffusion des savoirs au sein du territoire » (p. 6-7). Même dans cette troisième formule, la fracture et la séparation sont des images qui mettent en avant des configurations spatiales, masquant de ce fait les inégalités sociales et les processus de reproduction sociale qui en sont à l’origine.

Cette tension entre d’un côté des récits d’expériences toujours singulières, rapportées à des enjeux situés socialement, professionnellement, institutionnellement, politiquement et spatialement, de l’autre, une notion insaisissable mais fortement lestée par une vision managériale du politique, est ce que je retiendrai d’abord de ce numéro.

S’agissant d’apprentissages, les textes sont très elliptiques. Ce qui est un effet du format et du champ de la revue. L’objectif assigné à ces auteurs n’est en effet pas de présenter une analyse scientifique d’apprentissages réalisés avec les dispositifs et les projets qu’ils mentionnent. Dès lors, les auteurs ne peuvent que balayer, inégalement et de façon kaléidoscopique, un ensemble de problèmes caractéristiques du champ des apprentissages. Mais ce balayage permet un repérage qui est pour moi, le second intérêt de ce numéro de Diversité.

Prenons une grille de lecture simple. S’agissant des apprentissages, on peut s’attacher au produit - qu’ont appris les personnes ? - ou au processus - comment s’y sont-elles prises ? S’agissant de l’inscription sociale des situations d’apprentissage, nous pouvons nous attacher aux finalités qui leur sont assignées – apprendre cela (plutôt qu’autre chose) pourquoi, pour quoi faire ? – ou aux contextes des situations – quelles ressources utilisables/à construire pour apprendre ?

En croisant ces deux axes de lecture, on obtient un plan de repérage de dimensions importantes dans le cadrage des situations d’apprentissage, dont nous parlent tous ces auteurs :

- la référence, c’est-à-dire le principe de légitimation de « contenus » d’apprentissage (Reuter, 2007). On tient l’objectif 1° par la finalité, les valeurs, les principes et 2° par une intention claire d’apprentissages visés (les « contenus ») ;

- la directionnalité, c’est-à-dire la capacité des pilotes à maintenir/négocier une direction (sans faire prévaloir leur vue, ce qui correspond à de la directivité). Il s’agit de s’assurer en cours de développement du projet, de l’adéquation des situations aux valeurs ou aux principes qui l’ont fondé ;

- l’adaptation, dans une logique pédagogique d’accompagnement de publics qui ne sont ni homogènes, ni uniformes vers un objectif bien identifié ;

- l’appropriation, ou plutôt l’anticipation des conditions de l’appropriation de « contenus » par les personnes auxquelles sont destinés les projets ou les dispositifs.

Dans le cadre de la situation (si je suis chef de projet, si je suis éducateur), chacune de ses dimensions, idéalement, est à relier aux autres. Dit autrement, ne pas être vigilant sur des déconnexions possibles entre ces dimensions, dans la durée, autorise des dérives. On peut faire l’hypothèse selon laquelle une forte contextualisation (prise en compte des contextes) des situations d’apprentissages avive les tensions, attise les risques de dérive, comparativement aux situations plus cadrées, à l’intérieur d’une institution et une seule – une école, une association, un club sportif, etc.

- Le désir, c’est la perte de contact avec le réel, la certitude que tous ont établi le même diagnostic que soi [3], parlent « d’un seul homme », d’un « seul territoire »… peut-être le territoire en viendrait-il à parler (?) et à apprendre des choses aux gens (?) ;

- La planification arbitraire, c’est l’idée du processus, du phasage, de la construction sans la négociation du sens des situations, sans les arrêts sur images où se réfléchit le processus. Le projet (de territoire) peut trouver à s’épuiser dans le formalisme des procédures ;

- la différenciation inégalitaire, c’est la prise en compte de la diversité des publics par des modes d’ajustement des pratiques aux caractéristiques et aux différences perçues. Mais ces ajustements peuvent avoir pour effet de configurer des modes d’activités différents et d’aboutir à des contenus de valeur différente. Autrement dit, c’est une prise en compte de différences qui renforce la différenciation et les inégalités éducatives. Le phénomène a été particulièrement bien mis en évidence pour l’école par les chercheurs de l’équipe ESCOL (entre autres Bonnéry, 2008). Quand l’espace de référence n’est plus la classe ou le collège, mais l’espace local, le risque ne peut pas être écarté de la production « systémique » d’une divergence grandissante des parcours éducatifs, d’un territoire à l’autre, quelquefois d’un sous-ensemble de ce territoire à un autre ;

- l’ingénierie du dominant est une expression forgée ad hoc pour pointer la dérive du repli sur (ou de l’imposition de) l’expertise supposée supérieure d’un des groupes représentés dans le projet. Tout projet éducatif local place en situation de possible concurrence des expertises, des identités de métier, des savoirs d’expérience d’intervenants du secteur éducatif (scolaire, sportif, culturel, numérique, etc.). Les recherches sur la mise en œuvre de la réforme des rythmes scolaires de 2013 ont montré cela, particulièrement entre les professeur.e.s et animateur.rice.s des temps périscolaires (Liot et Rubi, 2018).


Figure : Dimensions de cadrage des situations d’apprentissage


Finalement, les contributions du numéro de Diversité les plus éclairantes – celles par lesquelles nous avons commencé ce compte-rendu - sont celles dont les auteurs n’ont pas hésité à dévoiler certaines de ces tensions.

Néanmoins, à aucun moment, il n’est donné accès à une analyse des résultats des actions (quels apprentissages ? pour qui ? avec quels effets ?). Rappelons que cela ne peut pas être l’objet de la revue. Il faut aller ailleurs, dans des revues scientifiques de sciences de l’éducation [4] notamment qui ne sont pas citées en bibliographie générale. Aussi, dans ce numéro de Diversité, les propos de Jean-François Chanet, historien, recteur de la région académique Bourgogne-France-Comté, recteur de l’académie de Besançon, s’agissant de l’enjeu de la formation des professeurs (mais on peut ajouter de tous les éducateurs, de tous les intervenants dans les politiques de la ville, etc.), sont-ils précieux. « […] pour devenir un bon professeur, il faut avoir été bien formé, et […] c’est aussi affaire de science, […] la pédagogie comme la didactique relèvent de la science et non du pur empirisme où, pire encore, de l’idéologie » (p. 122).

Jean-François Thémines, professeur des universités, géographie,
ESPE de l’Académie de Caen, Université de Caen-Normandie
ESO UMR 6590 CNRS



Références citées
  • Ben Ayed C., « Education et territoire. Retour sur un objet sociologique mal ajusté », Les Sciences de l’éducation – Pour l’Ere nouvelle, Vol. 51, n°1, 2018, p. 15-35.<
  • Bier B., 2010, « « Territoire apprenant » : les enjeux d'une définition », Spécificités, 2010/1 (N° 3), p. 7-18. URL : http://www.cairn.info/revue-specificites-2010-1-page-7.htm
  • Bonnery S., Comprendre l'échec scolaire. Elèves en difficultés et dispositifs pédagogiques, La Dispute, coll. « L'enjeu scolaire », 2007. http://journals.openedition.org/lectures/1897
  • Hérin, R., 2007, A propos du territoire et des réticences d’usage qu’il suscite, ESO Travaux et documents, n°26, p. 15-28.
  • Liot F. et Rubi S., 2018, Ouvrons l'école. Quand la réforme des rythmes scolaires interroge les territoires et les partenariats, Bordeaux : Carrières sociales Editions, Coll. Des paroles et des actes.
  • Thémines, J.-F. et Le Guern, A.-L., 2017, Initiation à la recherche, formation initiale et formation continuée : une analyse didactique du travail enseignant. Dans : Ethier, M.-A. et Mottet, E., Didactiques de l’histoire, de la géographie et de l’éducation à la citoyenneté. Recherches et pratiques. Bruxelles : de Boeck, p. 157-172.

Notes

[1] Une revue d’interface est une revue à laquelle contribuent des personnes issues d’horizons multiples : professionnels, associations, institutionnels, universitaires, etc. Pour cette raison, la production éditoriale n’y répond pas aux standards de l’évaluation par les pairs qui prévaut dans les revues scientifiques.

[2] Bernard Lahire, Bernard Stiegler, Thierry Paquot, Dominique Bourg, Michel Lussault, Olivier Lazarotti.

[3] C’est un rapport au réel professionnel que l’on peut rencontrer chez des enseignants (Thémines & Le Guern, 2017).

[4] Voir par exemple le numéro 1 de l’année 2018 de la revue Les Sciences de l’Education – Pour l’Ere nouvelle, intitulé : Territorialisation des politiques éducatives et multiplicité des espaces de socialisation : vers un nouveau paradigme ?


lundi 24 septembre 2018

Acteurs et action. Perspectives en didactiques de l’histoire et de la géographie

CR de lecture très intéressant de l'ouvrage des didacticiens J-F. Thémines et S. Doussot, "Acteurs et action. Perspectives en didactiques de l’histoire et de la géographie", Presses universitaires de Caen, 2016.

Dans la Revue Française de Pédagogie (n°198, 2017), Marc-André Ethier présente cet ouvrage qui fait suite à un colloque, tenu à Caen en 2014, sur la place et le statut des acteurs dans les recherches menées dans les didactiques des disciplines des sciences sociales. Comme le rappellent les coordonnateurs du collectif, ce thème est encore relativement peu théorisé en didactique de l’histoire, de la géographie ou de l’éducation à la citoyenneté. Le livre qui en résulte rassemble une quinzaine de contributions d’une vingtaine de chercheurs de France et de Suisse distribuées selon trois grandes parties thématiques d’inégale longueur, chacune correspondant, en gros, à l’un des sommets du triangle didactique. La première porte sur « Les élèves et leurs ressources dans l’action » et la deuxième sur « Les enseignants, des acteurs contraints » ; la troisième s’intitule « Étudier en classe les acteurs du monde ».

Lire la suite sur le site de la RFP :
http://journals.openedition.org/rfp/5415

Voir la présentation de l'ouvrage sur Didagéo.


Les illustrations dans les manuels scolaires de géographie et d'autres disciplines

La revue DIRE (DIversités Recherches et Terrain)  publie  un numéro spécial sur le thème "Les illustrations dans les manuels scolaires, approches descriptives, diachroniques et épistémologiques" (n° 10 paru en 2018).
http://www.unilim.fr/dire/901

Au sein de ce numéro, Jean-Pierre Chevalier consacre un article très intéressant à l'analyse de l'évolution de la place et du rôle des images dans les manuels de géographie du XVIIIe à nos jours. 
L'auteur montre que, jusqu’à la fin du XIXe siècle la géographie s’est enseignée avec les cartes pour quasiment seules images, complétées par quelques gravures. Au XXe siècle la géographie scolaire a de plus en plus recours à des photographies. Succédant aux films et aux vidéos analogiques, les images numériques sont un nouveau paradigme épistémologique pour la géographie scolaire.

Ce numéro spécial permet aussi de comparer avec d'autres disciplines et comporte à la fin une réflexion globale  sur les places et rôles des images des manuels dans l’évolution des disciplines scolaires (article de Laetitia Perret).

lundi 17 septembre 2018

CR Master 2. L'enseignement de l'ERE en Côte d'Ivoire


CR mémoire master 2 recherche, didactique des disciplines

Kouadio Jean Pierre OUSSOU (2018). Les situations didactiques en cours d’éducation relative à l’environnement dans les classes de géographie des lycées et collèges de l’enseignement général de Côte d’Ivoire. Mémoire de didactique des disciplines, master 2, dir. C.Leininger, Université de Paris VII-Diderot, 113 p.

Compte-rendu par Sophie Gaujal, septembre 2018.

Le mémoire de master écrit par Kouadio Jean Pierre Oussou et consacré à l’Education Relative à l’Environnement (ERE) en Côte d’Ivoire est intéressant à plusieurs titres. 

Tout d’abord parce que, écrit depuis la Côte d’Ivoire et soutenu dans une université française, il contribue à l’émergence d’un réseau de la didactique de la géographie francophone. 

Ensuite parce qu’il contribue, en la plaçant sur le territoire ivoirien, à nourrir la réflexion entamée en didactique de la géographie sur l’ERE. Après avoir redéfini celle-ci, en s’appuyant sur des références françaises (Vergnolle, 2006 ; Leininger, 2009), québécoise (Sauvé, 2002) et ivoirienne (Coulibaly, 2014 ; Brou, 2016), il en fait un état des lieux, et note que, malgré les déclarations de principe du gouvernement ivoirien, prédomine « une prédominance de la méthode expositive de type cours magistral, un « rejet » des leçons d’ERE par certains enseignants, une administration scolaire accordant peu d’intérêt à une meilleure mise en œuvre de l’ERE » (p.68). 

S’interrogeant sur la manière de l’enseigner depuis la géographie, Kouadio Jean Pierre Oussou note par ailleurs que le curriculum offre peu de prises à un tel enseignement. Certes il dénombre une quinzaine de chapitres consacrés à la question de l’environnement, sur les 45 que compte la géographie de la classe de sixième à la terminale. Mais parmi eux, un tiers est consacré à la description et la connaissance du milieu physique avec par exemple l’étude du relief, puis du climat puis des interrelations entre le sol, le climat et la végétation en classe de 6ème, dans une géographie très vidalienne qui s’apparente à un tableau du monde, sans que l’influence de l’homme sur le climat ne soit pas abordée ». En classe de 5ème, les interactions homme-milieu sont davantage prises en compte (leçon sur les conséquences des méthodes et techniques agricoles sur l’environnement ; leçon sur les effets de la pollution industrielle et agricole). Il faut attendre la classe de 2de pour que la notion de développement durable soit abordée. Jean Pierre Oussou en conclut :
« Ces leçons par leurs contenus évincent les problèmes contemporains de l’environnement que sont le réchauffement climatique, les inondations, la montée des eaux de mer etc. » (p.60). De plus, « pour des élèves dont l’âge varie entre 10 et 13 ans, faire des choix de méthodes et techniques agricoles [comme c’est le cas en classe de 5ème] pour un meilleur rendement est au-dessus de leur compréhension. » (p.77).

Pourtant, les besoins sont importants, et c’est à la suite d’un questionnement personnel que Kouadio Jean-Pierre Oussou a entamé cette recherche : « les feux de brousse qui ravagent de nombreuses superficies de végétation et des exploitations agricoles vont attirer mon attention. Je me posais de nombreuses questions à savoir : qui sont ceux qui mettent les feux à la brousse ? pourquoi le font-ils ? ont-ils une idée des conséquences sur l’environnement ? » et abouti en master II à un questionnement critique de l’éducation à l’environnement et la manière dont cette éducation est menée / peut être menée en Côte d’Ivoire. « En effet, en dépit des sensibilisations et des actions menées par l’Etat et les Organisations Non Gouvernementales, jeter une ordure dans la rue, dans un car de voyage, dans une salle de classe est une pratique quasi-quotidienne des populations. » (p.4) et ce malgré les opérations lancées par le gouvernement comme l’opération « Grand Ménage » initiée le 1er février 2017. 
Devenu professeur d’histoire-géographie dans le secondaire, Kouadio Jean Pierre Oussou observe le même type de pratique dans le comportement de ses élèves :
« Avant le passage des services de nettoyage, nous avons retrouvé des ordures jetées à travers les claustras des classes. Ces ordures aux alentours des classes sont constituées de feuilles de papiers ayant servi à emballer la nourriture, des sachets vidés de leur contenu (eaux, jus…), des restes de nourriture. Dans ce lycée, il existe des poubelles pour pouvoir recueillir les différents types de déchets produits par les élèves malheureusement, elles restent peu utilisées. » (p.52).
Il poursuit :
« Les élèves participent aux nettoyages des salles de classes et de l’établissement par contrainte, par crainte des sanctions. Ils salissent leur environnement immédiat qu’est l’école. Ces différents actes montrent que les élèves ont une méconnaissance des conséquences des actes qu’ils posent en termes de santé. C’est aussi à se demander s’ils font des cours d’éducation relative à l’environnement. Aux comportements des élèves s’ajoutent ceux de certains chefs d’établissements qui ne prennent pas la peine de coordonner les activités visant à rendre leurs établissements propres si ce n’est lorsqu’ils doivent recevoir un supérieur hiérarchique. Aussi existe-t-il des dépôts sauvages d’ordures en pleine école dans certains établissements » (p.53).

La question que pose Kouadio Jean-Pierre Oussou va donc au-delà de la géographie. Elle pose un problème social en Côte d’Ivoire et nécessite une sensibilisation à l’environnement que l’ERE, de manière transdisciplinaire, permet de prendre en charge, et que Kouadio Jean-Pierre Oussou se propose d’interroger depuis la géographie, via l’observation de la pratique de ses collègues et des expérimentations menées dans sa classe.

C’est un autre intérêt de ce mémoire que de présenter des résultats en lien avec la pratique de terrain de Kouadio Jean-Pierre Oussou. On y voit affleurer des méthodologies relevant d’une géographie expérientielle, c’est-à-dire faisant de l’expérience des élèves une modalité de l’apprentissage de la géographie. Il tente ainsi une sortie de terrain ; mais raconte-t-il,
« A mon souhait de faire une visite de terrain avec les élèves en vue de mieux décrire et analyser les faits environnementaux, Mme le Proviseur a émis des craintes et a dit vouloir prendre l’avis du Directeur Régional de l’éducation nationale, de l’enseignement technique et de la formation professionnelle. Elle dit comprendre mon dévouement mais ne pourrait pas prendre de tel engagement. A la question de savoir les raisons de ces craintes ? Mme le proviseur pense qu’avec les effectifs des élèves aujourd’hui (une centaine en moyenne), leur âge (onze ans en moyenne), il est difficile pour un professeur de pouvoir les canaliser. La même demande effectuée par un de mes collègues auprès du Proviseur du lycée moderne 1 d’Agboville a produit le même résultat. La sortie de terrain n’étant désormais plus possible. Cette voie étant inaccessible, il fallait explorer d’autres voies. » (p.45).

C’est alors qu’émerge un projet, celui de travailler sur la question de la collecte des déchets en milieu scolaire. C’est en effet un problème à hauteur d’élèves, un problème du quotidien, que les élèves peuvent observer dans leurs pratiques, et dans l’enceinte même de l’établissement scolaire, permettant une sortie de terrain là où elle est impossible dès lors qu’il faut franchir l’enceinte du bâtiment. Cette modalité pédagogique n’est cependant pas explorée plus avant dans le mémoire de Kouadio Jean-Pierre Oussou, et c’est au cours de la soutenance, au moment de l’entretien, qu’elle est explicitement envisagée.

Pour conclure, voici un mémoire qui permet une approche décentrée de l’enseignement de la géographie et de l’ERE, révélant les modalités de l’enseignement de la géographie en Côte d’Ivoire, les difficultés qu’y rencontrent les enseignants mais aussi les initiatives prises, ponctuellement, par les enseignants sur le terrain, à l’appui des outils fournis par la didactique de la géographie. Il témoigne d’un intérêt constant dans le champ de la didactique de la géographie pour ces questions, tout comme le mémoire soutenu le même jour par Eliane Perrin sur l’introduction de l'enseignement du changement global en classe de 5ème (voir le compte-rendu).


CR Master 2. Le changement global en classe de cinquième

CR mémoire master 2 recherche didactique des disciplines

Eliane Perrin (2018). Le changement global et ses principaux effets géographiques régionaux en classe de cinquième. Mémoire de recherche Master 2ème année didactique de l’histoire-géographie, dir. C.leininger, Université de Paris Diderot, 187p.

Compte-rendu par Sophie Gaujal, septembre 2018.

Soutenu en juin 2018 dans le cadre du master de didactique des disciplines, le mémoire d’Eliane Perrin traite d’un changement curriculaire : le changement global, dont l’étude a été introduite récemment dans le programme de géographie de cinquième (BO n°11 du 26 novembre 2015).
Le mémoire consiste en une étude longitudinale, de l’apparition de la notion de changement global dans le champ scientifique anglo-saxon à son introduction dans les programmes (1ère partie) puis à leur traduction dans les manuels scolaires (2ème partie) et à leur mise en œuvre par les enseignants et les élèves (3ème partie). Pour la mener, Eliane Perrin s’est appuyée sur les textes officiels (publications au Bulletin Officiel, textes Eduscol), sur une analyse très complète de manuels scolaires (tant leur iconographie que les exercices proposés) et de travaux d’élèves, complétée par des entretiens menés auprès d’enseignants.
Outre son intérêt sur le plan méthodologique, Eliane Perrin montrant ici de manière remarquable la façon dont elle s’est approprié les outils théoriques et méthodologiques développés en didactique de la géographie et enseignés en master II de didactique des disciplines, ce mémoire permet de faire le point sur une notion nouvellement introduite dans la géographie scolaire et sur les enjeux de son enseignement. Voici une synthèse de ses principales conclusions.

La terminologie de « changement global » tout d’abord : c’est un néologisme, traduit de l’anglais « global change ». En anglais, elle désigne les changements de l’ensemble des conditions climatiques en raison des activités humaines, à l’échelle planétaire. Elle est lié au terme d’Anthropocène, introduit par Paul Crutzen dans les années 2000 pour désigner une nouvelle ère géologique dans laquelle les activités humaines impactent l’environnement de manière irréversible. Apparu dans les années 1980, elle est introduite en France en 2007 par l’agronome Michel Griffon, et prend une acception plus large, pour caractériser non seulement le changement climatique mais l’ensemble des changements liés à l’anthropisation (p.7). Par rapport à la notion de développement durable, qui introduit une dimension sociale et prospective dans les questionnements liés à l’environnement, la terminologie de « changement global » permet une réflexion systémique et à l’échelle mondiale.

Son introduction dans la géographie scolaire ensuite : elle peut être attribuée en partie à l'influence de Michel Lussault, géographe et président du Conseil Supérieur des Programmes (CSP), qui souhaitait sortir « du discours parfois moralisateur, attrape-tout et pas très précis » du développement durable (Michel Lussault, cité p.24). En classe de Cinquième, elle s’y substitue partiellement (mentionnée 5 fois dans le programme contre trois pour le développement durable (BO n°11 du 26 novembre 2015). Elle s’inscrit dans la continuité de « l’éducation à l’environnement » introduite en 1977 (circulaire n°77-100, 29 août 1977) devenue en 2004 « l’éducation à l’environnement et au développement durable » (circulaire n° 2004 -110 du 8 juillet 2004).

Néanmoins, cela ne se fait pas sans difficultés voire hiatus épistémologiques. En effet, comme à chaque nouvelle innovation dans la forme scolaire, cela nécessite de composer avec l’existant. Ainsi, l’étude du chapitre est initiée par une étude de cas sur le changement climatique, selon la démarche inductive qui a été systématisée dans la géographie scolaire depuis 2002 en lycée (BO Hors Série n°6) puis 2008 en collège (BO spécial n°6). 

Cela pose deux problèmes au moment de la contextualisation : le changement d’échelle d’une part puisqu’il s’agit de passer du particulier (le cas) au général (le monde) et le changement d’objet (du changement climatique au changement global). De plus, tel qu’elle est traduite par les manuels scolaires, l’étude du changement global se fait sous la forme de situations problèmes comme le montre le tableau ci-dessous. 

Tableau. Problématiques retenues par les manuels de géographie de 5e pour traiter du changement global. In Perrin, 2018, p.59.
Manuels
Problématique
Bordas
Comment l’humanité doit-elle s’adapter au changement global ?
Belin
Comment s’y adapter et l’atténuer ?
Nathan
Comment les sociétés s’adaptent-elles aux effets du changement global sur leur territoire ?
Hachette
Qu’est-ce que le changement global ? Quelles sont les conséquences géographiques de ce phénomène ?
Lelivrescolaire
Quels sont les principaux effets du changement global ? Comment s’y adapter ?
Magnard
Comment les sociétés répondent-elles au changement global ?
Hatier
Comment les sociétés s’adaptent-elles au changement global ?


Le changement global est ainsi traité comme un problème à résoudre, et les élèves sont chargés de chercher des solutions au changement global. Or, en sciences humaines il s’agit moins de résoudre des situations problèmes que de réfléchir à des situations problématiques (Gérin-Grataloup, Solonel, Tutiaux-Guillon, 1994). En effet, si en mathématiques les problèmes sont fermés (il y a une solution), en géographie, ils sont ouverts : il y a plusieurs solutions. En traitant le changement global comme une situation problème, les manuels scolaires privilégient donc la recherche de solutions à celle des causalités.

Les images proposées vont dans le même sens. On y voit des habitants protégeant leur maison (Doc.2, Belin, 2016, p. 269), reconstruisant des villages sur pilotis ((Nathan, 2016, document 9 p. 281) ou la plantation de mangrove pour freiner l’érosion des côtes (Hatier, document 3 p. 301) (cité p.74).  De même, l’avancée de la désertification semble jugulée par les projets « grande muraille verte » en Afrique, ou en Chine (Hatier, 2016, p. 304 document 3 et p. 305 document 4). Ces images, attentionnelles (c’est-à-dire destinées à frapper l’attention) « minimisent les problèmes soulevés par les modifications climatiques. Elles dévoilent des hommes capables de braver les effets du changement global. Ces représentations évincent donc toute dramaturgie et conduisent à une sorte de réification du changement global » (p.76). Cela aboutit à une mise en scène de la résilience des sociétés et des aménagements.

Autre difficulté pointée par Eliane Perrin, celle du passage sous silence de la pluralité de ses acteurs, notamment publics : « les manuels n’y font référence que dans la partie « adaptations au changement global » du texte du cours. Dans le corps des ouvrages, l’intervention de la puissance publique est presque un implicite. C’est donc un autre biais qui est introduit dans la compréhension de cette notion complexe de changement global ». (p.78). Or, comme l’a à nouveau montré Jean François Thémines dans sa récente note de synthèse (compte-rendu ici), la géographie scolaire peine à introduire cette dimension systémique, et plus encore actorielle dans sa réflexion : « les acteurs, de même que leurs intentions et leurs actions [qui] sont des éléments essentiels de l’analyse d’un phénomène social [sont] largement absents du discours des élèves (ou restent implicites) [les élèves en restant souvent à l’invocation d’acteurs indifférenciés et d’une autorité immanente] » (Pache, Hertig & Curnier, 2016, p. 23-24). C’est donc toute la catégorie d’espace qui n’est construite que de façon fragile et non seulement la notion d’acteur ou de système d’acteurs. En effet, la tendance à l’indifférenciation, voire à l’indistinction des acteurs, a de grandes chances d’aller de pair avec la conception d’un espace « donné », certes non homogène, mais existant « en soi » dans sa matérialité, indépendamment des intentions, des actions, des savoirs et des projets d’êtres humains inégalement capables d’agir sur elle » (Thémines, 2016, p.26, 27).

La suite du mémoire d’Eliane Perrin que nous ne développerons pas ici est consacrée aux représentations des enseignants sur le changement global, et à des expérimentations menées en classe, depuis une posture de praticien-chercheur, pour évaluer la manière dont les élèves s’approprient cette notion complexe.

Pour conclure, le mémoire d’Eliane Perrin s’inscrit dans le prolongement des travaux consacrés en didactique de la géographie à l’éducation à l’environnement (Sauvé, 2002), au géosystème (Vergnolle, 2006), au développement durable (Leininger-Frézal, 2009). Elle témoigne d’un intérêt constant dans le champ de la didactique de la géographie pour ces questions, tout comme le mémoire soutenu le même jour par Jean Varold Oussou sur l’enseignement du développement durable en Côte d’Ivoire (voir le compte-rendu).

Bibliographie

LEININGER- FREZAL Caroline, 2009, Le développement durable et ses enjeux éducatifs. Acteurs, savoirs, stratégies territoriales, Thèse de doctorat, Lyon.

SAUVE Lucie, 2002,"L'éducation relative à l'environnement : possibilités et contraintes", Connexion, La revue d'éducation scientifique, technologique et environnementale de l'UNESCO, vol XXVII, n°1/2, pp.1-4
THEMINES, Jean-François, « La didactique de la géographie », Revue française de pédagogie, 197 | 2016. URL : http:// journals.openedition.org/rfp/5171   Voir le compte-rendu.
VERGNOLLE MAINAR Christine, SOURP Robert, « La difficile prise en charge de l'interface nature-société dans la géographie scolaire française : l'échec de l'introduction du concept de géosystème  », L'Information géographique  2006/3 (Vol. 70), p. 16-32. DOI 10.3917/lig.703.0016


jeudi 13 septembre 2018

Approches critiques de la dimension spatiale des rapports sociaux

Appel à communication pour le colloque "Approches critiques de la dimension spatiale des rapports sociaux : Débats transdisciplinaires et transnationaux".


Organisé par l’UMR ESO (Espaces et sociétés) et le Groupe transversal JEDI (Justice, espace, discriminations, inégalités) du Labex « Futurs urbains » (Université Paris - Est)
Caen, 26-28 juin 2019.

Le point de départ de ce colloque est la dynamique et la visibilité récentes des approches critiques des
rapports sociaux dans la géographie française, alors que les analyses mettant l’accent sur les inégalités et les rapports de pouvoir et de domination sont incontournables depuis longtemps en géographie anglophone comme bien entendu en sociologie. Pour autant, les autres sciences sociales ne prennent pas toujours en compte la dimension spatiale de ces questions, c’est pourquoi ce colloque entend ouvrir un espace de dialogue transdisciplinaire et transnational

Les propositions de communication et les textes sont à envoyer à <jean.riviere@univ-nantes.fr>
selon le calendrier suivant :
- 15 novembre 2018 : date limite de réception des propositions de communication ;
- 15 janvier 2019 : retour de la décision du comité scientifique ;
- 1er mai 2019 : date limite d’envoi des textes définitifs.

Lire l'appel à communications 

mercredi 12 septembre 2018

"La didactique de la géographie", CR de lecture

Jean-François Thémines (2016), « La didactique de la géographie », Revue française de pédagogie, http://journals.openedition.org/rfp/5171

Compte rendu par Sophie Gaujal, septembre 2018.

L’article que Jean-François Thémines vient de publier sur la didactique de la géographie dans la Revue Française de Pédagogie permet de dresser un état des lieux de la didactique francophone européenne de la géographie, ce qui n’avait pas été fait depuis les années 2000 (Tutiaux Guillon, 2001 ; Roumegous, 2002 ; Allieu Mary & Lautier, 2005 ; Fontanabona, 2008 ; Vergnolle 2011[1]). En 38 pages et près de 170 références, Jean-François Thémines retrace son histoire, expose et définit les principaux concepts, présente les chercheurs qui y travaillent, les courants auxquels ils appartiennent et les résultats de recherche auxquels ils sont parvenus. Progressivement se dessine également, de manière enchâssée, une synthèse de l’enseignement de la géographie, à la fois dans ses pratiques dominantes et ses pratiques innovantes, réactualisant les synthèses précédentes proposées par l’auteur (voir notamment « la géographie, un métier qui s’apprend », Sceren-CNDP, 2006, et « savoir et savoir enseigner le territoire », Presses Universitaires du Mirail, 2011).  « La didactique de la géographie » est donc un article important, et qui concerne un large public.

1. Un article à lire par les candidats aux concours de recrutement de l’enseignement secondaire.

Les candidats aux concours de recrutement y trouveront en effet un ensemble de définitions simples, à commencer par celle de la géographie. Elle y est définie comme « l’étude de l’espace des sociétés » (p.106), mettant en œuvre « un ensemble de concepts et de démarches pour rendre compte de la production sociale de l’espace terrestre » (p.107) car « d’un point de vue géographique, il n’existe pas d’espace en soi, extérieurement et antérieurement à toute vie sociale » (p.109).

La géographie scolaire quant à elle est caractérisée (p.100) comme une discipline co-enseignée avec l’histoire, avec des finalités communes (la formation à la citoyenneté), mais dominée par elle (Prost, 1998). Dans le champ social, elle fait l’objet d’une identification floue, tant elle reste encore assimilée à une discipline « tableau du monde » et fondée sur le « par cœur », malgré ses renouvellements suite à la « crise de la géographie ». Elle a ainsi substitué le découpage par régions et par matière (nature / humaine, géographie physique / géographie humaine) à une vision unitaire, centrée sur l’espace (en lycée en 1987-1988 puis en collège en 2008) auquel elle a par la suite associé la notion de territoire (en lycée en 2008, puis en primaire et en collège en 2016) (voir p.106). Elle a également remplacé l’étude du milieu par celle de paysage (p.104-105), ne présentant plus le monde « comme une mosaïque stable de milieux, représentée par des images-repères formant répertoires ». Elle se caractérise enfin par son ouverture aux autres disciplines (Vergnolle-Mainar, 2009) et comme un espace de liberté pédagogique (Philippot, 2008).

Est également définie la didactique de la géographie, née dans les années 1990 dans un contexte de crise disciplinaire et « qui a comme centre d’intérêt principal la transmission et l’appropriation de façons de penser le monde tel que la géographie le conçoit » (p.99). Elle s’est dotée d’objets (l’épistémologie des savoirs géographiques, l’étude des représentations cognitives et sociales de l’espace, l’étude des pratiques enseignantes), d’outils méthodologiques et conceptuels spécifiques pour les étudier, s’appuyant sur les recherches menées dans d’autres didactiques ou champs disciplinaires. Elle s’est construite autour de champs disciplinaires variés, empruntant selon les besoins de l’objet de recherche sur des travaux de logiciens comme Grize, l’épistémologie des sciences sociales (Berthelot, Passeron), la sémiotique (Pierce), en « les recontextualisant en les mettant en rapport avec des éléments d’épistémologie de la géographie ». « De ces emprunts naissent des modèles et des concepts spécifiques qui fonctionnent comme des ressources propres au champ de la géographie » (p.103).

Chacun de ces emprunts est systématiquement nommé et défini par l’auteur. En voici la liste, par ordre d’apparition dans l’article : discipline scolaire (Audigier, 1993), culture scolaire (Clerc, 2002), paradigme pédagogique (Bruter, 1997) et crise disciplinaire, épistémologie réaliste, régime de vérité (Tutiaux Guillon, 2004) (p.101, 102) ; didactique (p.99), discipline (p.102), transposition didactique (Chevallard, 1991) (p.103), système d’expression géographique (Fontanabona, 2000) (p.104), modèle typologique des modes d’écriture cartographique (croquis argument, croquis idée, croquis répertoire) (Journot, 1998) (p.104), situation (Brousseau, 1998) & dispositifs (p.115), épreuve (Thémines & Le Guern, 2014) (p.122), basse et haute tension intellectuelle (Mousseau & Pouettre, 1999). Sont également définis des concepts, modèles et outils géographiques : milieu (p.104), paysage (p.105), espace terrestre, espace géographique & espace représenté (p.107), géosystème (p.108), territoire (p.109), cartographie (p.110), géomatique (p.111), SIG (p.119), hyperpaysage (p.120) [3].

En se référant à la bibliographie, les étudiants trouveront par ailleurs la liste des chercheurs qui ont œuvré à la constitution de cette didactique comme François Audigier, Jacky Fontanabona, Sylvain Genevois, Christine Vergnolle-Mainar, Jean-Pierre Chevalier, Caroline Leininger-Frézal, Nicole Allieu Mary, Nicole Tutiaux Guillon, Pascal Clerc, Sylvie Considère, Philippe Hertig, Thierry Philippot, Michel Journot, et bien sur l’auteur lui-même [2] … Au total plus de 150 chercheurs sont mentionnés.

2. Un outil de positionnement pour les professeurs d'histoire-géographie.

L'article peut également servir d'outil de positionnement pour les professeurs d'histoire-géographie. Sont en effet présentées au fil de l’article deux conceptions de l’enseignement de la géographie, que le tableau puis le schéma ci-dessous tentent de synthétiser.

Tableau : Deux conceptions de l'enseignement de la géographie

Conception dominante
Epistémologie réaliste
Appréhension cartésienne de l’espace : l’espace est un support, un réceptacle
Confusion entre l’espace terrestre et l’espace géographique, entre la connaissance et l’outil de connaissance, entre le référent et le référé.
Indifférenciation des acteurs.

Géographie « organisation des territoires »
Approche relative et relationnelle, l’espace est produit par les sociétés et est le lieu de l’interaction des hommes.
Distingue l’espace terrestre (la surface de la Terre, étendue aménagée, transformée, approprié par les sociétés) de l’espace géographique (une construction intellectuelle produite par l’étude de rapports entre réalités sociales spatialisées, un ensemble de concepts et de démarches mises en œuvre pour en rendre compte).

Opérations intellectuelles mobilisées
Opérations de basse tension intellectuelle : écoute, restitution orale, recopie d’informations, identification d’une information, d’un mot, d’une notion, repérages d’informations sur une carte et induction d’un principe de différenciation, vérification de lexique, lecture dialoguée d’une image avec une seule interprétation possible.
Opérations de haute tension : mise en relation (comparaison, hiérarchisation, discrimination, catégorisation, structuration), mobilisées pour la mise en œuvre d’une pensée disciplinaire géographique comme un schéma d’organisation de l’espace.

Positionnement de l’enseignant
Posture d’autorité, logique d’exposition d’une parole de vérité, ostension du savoir.
Savoir voir, faire voir.
Garant du cadre et de la valeur des savoirs construits par et avec les élèves.
Donner à voir.
La demande de l’institution
Des examens certificatifs fondés sur le « par cœur » et l’exposition des savoirs.  
Argumenter, initier au raisonnement géographique, à la pensée complexe, à la participation au débat public.
Les outils



La production de cartes
Croquis répertoire.
Figuration sur la carte.
Fonction d’ostension du territoire représenté.

Croquis arguments, croquis idée.
Explication par la carte qui représente l’organisation spatiale d’un territoire.
Fonction d’élaboration argumentée par une représentation plausible de la production de ce territoire.
La géomatique
Outils : les globes virtuels (Google Earth, Bings Maps, Géoportail)
Fonction : motivation ; géolocalisation, géovisualisation, géoexploration. Représenter l’état ou la dynamique du territoire.
Outils : les outils de traitement cartographique, les SIG
Fonction : vérification d’hypothèses permettant de sortir de la pensée visuelle et du raisonnement purement inductif. Traitement, analyse et critique de l'information géographique.

La lecture de paysage
Aboutit à un confinement de sens. Posture du « bon témoin » : être là au bon moment pour saisir la vérité des lieux.
Utilisée comme un moyen de passer du visible à l’invisible (l’altitude, les vitesses relatives, les volumes paysagers)

La production d’images
Utilisée comme un cliché du monde, auxiliaire pédagogique, illustration d’un discours verbal, séquentiel. Mobilisation d’une image unique et d’un point de vue fixe.

Constitution d’un espace public dans la classe par la production d’iconographies discutées.
Le résultat
Exposition verbale dans un cours dialogué ou dans le pilotage d’activités fortement dictées.
Productions de textes de restitution.
Cartes apprises par cœur.

Production d’un savoir mixte, avec des argumentations souvent incomplètes, qui nécessitent d’être retravaillées sur le temps long.



Schéma : vers un basculement des pratiques (avec des essais et des incertitudes) ?

Jean-François Thémines dessine ainsi un horizon d’attente : celui d’une géographie scolaire résolument tournée vers la deuxième conception (qui vise la compréhension de la manière dont les territoires sont organisés), et présente différents outils qui pourraient servir de leviers pour la mettre en place. Certains le sont d’emblée, comme la carte par exemple, qui, par les différents modes de représentation de l’espace qu’elle propose, bouscule l’approche réaliste. C’est en effet un système mixte d’écriture, qui articule « une image à voir, de façon synoptique et simultanée et un texte à lire, séquentiellement et par aller et retour », et met en forme un contenu géographique qui lui-même articule spatialité et autres substances sociales. Dans les faits, elle peut rester le véhicule d’une épistémologie réaliste, selon qu’elle est plus utilisée pour produire des croquis répertoires que des croquis arguments ou des croquis idées (Journot, 2000) ; selon qu’elle est mobilisée pour figurer des phénomènes spatiaux plutôt que pour les expliquer ; selon qu’elle est un moyen d’ostension du savoir, un texte à apprendre, ou la représentation d’une organisation de l’espace. Elle a des limites également car « l’écart entre l’espace de nos figures [les figures cartographiques de la géographie scolaire et universitaire] et l’espace socialement vécu [et politiquement construit] ne cesse de s’accroître » (Grataloup, 1997, p. 17) (p.118).

Des obstacles néanmoins se dressent, qui peuvent empêcher le basculement vers cette conception de l’enseignement de la géographie, et les innovations, même institutionnelles, peinent à s’imposer. Cela s’explique par des contradictions de l’institution elle-même qui, dans le même temps, demande d’initier les élèves à l’esprit critique et impose des examens certificatifs basés sur la restitution d’information. Cela s’explique également par des malentendus, comme l’introduction en 1988 du concept de « système-monde » qui disparaît en 1996 car jugé « non enseignable » (avant d’être réintroduit en 2008 en collège ou en lycée sous le nom de « mondialisation ») ; par des détournements aussi, comme celui du concept de « géosystème » qui, d’outil de lecture de l’espace passe pour le « réel », à savoir un moyen de désigner l’aspect visible des milieux. Quant à l’enseignement de thématiques non spécifiquement disciplinaires (éducation à la santé, éducation en vue du développement durable etc. (Pache, 2014), il peut aboutir à la dilution des démarches disciplinaires dans un corpus indifférencié.

Du côté des élèves, c’est le bousculement du contrat didactique (Brousseau, 1998) qui pose problème, et quand bien même cet obstacle serait franchi, d’autres se posent, comme leur difficulté à introduire différents acteurs dans leur raisonnement, là où ils parviennent pourtant à envisager pour expliquer un phénomène spatial des causalités multiples, des échelles différentes voire des boucles de rétroactions. La pensée sociale également, qui peut être un levier pour introduire certains concepts, peut constituer un frein lorsqu’il s’agit d’aller plus loin dans la conceptualisation : Jean-François Thémines cite ainsi l’exemple de la ville. Les élèves parviennent assez bien à en comprendre le principe de centralité, en prise avec l’expérience de leurs propres pratiques spatiales, et partant celui d’attraction ; mais ils peinent ensuite à appréhender la notion de diffusion.  « Or, cette notion absente de la pensée sociale exprimée par les élèves aide à penser le principe de centralité et le fait urbain autrement qu’en masse et en influence, en termes de relations interurbaines complexes (complémentarité, coopération, concurrence). Et cette propriété est nécessaire pour comprendre l’organisation de l’espace par les villes et les réseaux urbains à des échelles qui ne correspondent pas avec le vécu quotidien d’adolescents : les échelles régionales, nationales et internationales » (p.112).

3. Une synthèse des recherches menées en didactique de la géographie depuis 30 ans.

Pour le chercheur / apprenti chercheur en didactique, tout l’intérêt de cet article est de voir les recherches menées depuis une trentaine d'années dans le champ de la didactique rassemblées, confrontées, organisées les unes par rapport aux autres et par rapport aux autres champs scientifiques, y compris les plus récentes (sur les 170 références mentionnées, 60 ont été produites dans la dernière décennie (2010- 2018)).  C’est ainsi que la didactique de la géographie est présentée comme une spécialité qui s’est peu à peu affirmée comme une spécialité autonome c’est-à-dire « en capacité de construire des problèmes au moyen d’un système de concepts propres, en vue d’éclairer le fonctionnement d’un « réel » qu’elle découpe en objets inédits » (p.101) et dont l’effort de théorisation est didactique, c’est-à-dire qu’il porte sur le cadre d’élaboration, de transmission et d’appropriation de savoirs disciplinaires. Aujourd’hui reconnue comme une spécialité de recherche par la géographie universitaire (Lautier & Allieu Mary, 2008), à la différence par exemple de la didactique de l’histoire, elle n’en demeure pas moins fragile, du fait de son « stade de développement » (Michael Xillam, 2012, in Déry, 2014) : ayant dépassé le stade « naissant » (recherche non financée, absence d’association professionnelle, absence de manuels de recherche spécifique) mais pas encore au stade « intermédiaire » (axes de recherches sables quoique sujets aux changements de personnel, émergence d’une terminologie de recherche, spécialisations émergentes à l’intérieur du champ). Ainsi sur le plan institutionnel, la didactique de la géographie, quoique reconnue comme une spécialité de recherche par la géographie universitaire est un domaine « étroit », « où se confrontent besoins en formation des écoles supérieures et besoins en recherche de laboratoires ayant un intérêt contrasté pour la spécialité », avec « de rares carrières d’enseignants-chercheurs », « ce qui n’est pas sans impact sur le développement et la cumulativité des travaux » (p.104- 105) .

C'est également une discipline plurielle, au sein de laquelle Jean-François Thémines identifie deux principaux courants :

  • d’une part des recherches qui ont permis le dévoilement d’une structure disciplinaire, fondée sur une épistémologie réaliste et auto-référencée. C’est le cas par exemple des recherches de François Audigier (1993), Pascal Clerc (1999) ou Nicole Tutiaux Guillon (2004) qui ont mis en évidence l’épistémologie réaliste de la discipline scolaire, dans laquelle le professeur détient la vérité, autrement dit une école régie par un paradigme positiviste, loin du paradigme constructiviste souhaité par certains ;
  • parallèlement, d’autres recherches interrogent « la circulation des savoirs dans un champ qui englobe des formes disciplinaires et des formes non disciplinaires (professionnelles, médiatiques, vernaculaires) de savoirs » (p.102). La discipline scolaire y est conçue comme une discipline ouverte, perméable et sur laquelle il est par conséquent possible d’agir, en s’appuyant, entre autres, sur l’autre pôle disciplinaire (scientifique). Ainsi l’introduction de la géomatique à l’école (Genevois, 2008) permet d’ouvrir « des lignes de front » (p.103) dans la logique dominante d’exposition du savoir et d’apprentissage « par cœur ».

Enfin, cette note de synthèse ouvre de nouvelles perspectives de recherche : elle appelle notamment à mieux articuler recherche en didactique et enseignement, en travaillant en direction de moyens pédagogiques permettant la mise en œuvre d’un raisonnement géographique, qu’il s’agisse des débats, des jeux de rôle, de modélisations cartographiques, de recours à la production artistique, ou encore l’étude de l’espace proche. Dans tous les cas, il s’agit d’objectiver la connaissance, de la renvoyer au concret, de naturaliser un phénomène complexe en objet auquel sont attribués des propriétés intrinsèques : ainsi la ville peut être vue comme un noyau où se concentre les fonctions principales, avant que soient introduites les notions de différenciation et de rapports avec l’extérieur. La stratégie repose sur le caractère mixte du savoir (Niclot, 2005), entre pensée sociale et contrôle disciplinaire progressif de cette pensée qui consiste à mener des opérations dans trois directions : le repérage de formes de différenciation spatiale produites par les sociétés ; la reconnaissance d’organisations de l’espace où s’expriment des conceptions du monde, des projets politiques et des rapports inégaux ; l’évaluation de situations territoriales ou territorialisés au regard de critères, de normes, de modèles admis ou à mettre en débat.

Au final, cet article permet de faire la synthèse de l’ensemble des travaux publiés en didactique de la géographie depuis trente ans, de les situer les uns par rapport aux autres, de s’y positionner, et d’entrevoir ce qui reste à construire, tant dans le champ de la didactique de la géographie que celui de son enseignement. Un article stimulant donc, à lire.


[1] Pour l’ensemble des références mentionnées ici, se reporter à la bibliographie proposée par J.-F. Thémines dans sa note de synthèse.

[2]
Sont cités ici les chercheurs cités 10 fois et plus dans l’article

[3] Pour accéder à des références sur l'enseignement de ces notions et les recherches qu'elles ont pu susciter, voir la bibliographie sélective classée par thèmes sur Didagéo.