Où
j’habite ? Ou plus littéralement comme l’écrit le projet de programme du
CSP « Où est-ce que j’habite ? »
constitue le premier thème de géographie proposé à la programmation du CM1 et à
première vue l’habiter est le fil
rouge de la géographie au cycle 3. Il s’agira dans cette contribution aux
débats de partir de l’hypothèse que le renouvellement des programmes a pour but
de renouveler les curricula réels et qu’ils
sont destinés tant aux enseignants du primaire et qu’aux parents d’élèves.
.
Le cycle 3
est présenté dans ce projet comme pédagogiquement étendu à la sixième malgré la coupure sociologique et
institutionnelle pour des disciplines enseignées ici par des enseignants
polyvalents et là par des spécialistes. On se souviendra de ce qu’il est advenu
du rattachement partiel de la Grande section de maternelle au cycle 2 de 1990 à
2008.
Regarder ces
projets à partir des curricula réels
est certes ambitieux, ceux-ci étant difficiles à saisir. Une expérience
personnelle dans le département des Yvelines permet néanmoins de témoigner que
les manuels de géographie sont de plus en plus rares dans les classes du
primaire, que les enseignants ont largement recours à des ressources gratuites,
et de qualité inégale, trouvées sur la Toile, que des fabricants de TNI
proposent des ressources en géographie dédiées à leur support, que l’équipement
en moyens TICE est très inégal.
La classe de
sixième continuant à relever du collège, nous prendrons ici le parti d’étudier
les propositions du CSP qui correspondent aux classes confiées au groupe
professionnel des enseignants du primaire, de les mettre en regard de ce que
l’on peut savoir des curricula réels en géographie dans le primaire, certes
fort divers, mais structurés par des pratiques héritées auxquelles s’agrègent
de plus en plus des éléments fournis par les TICE.
Aussi, depuis
des décennies, à chaque changement de programme (1980, 1984, 1985, 1995, 2002,
2008, 2012), les enseignants du primaire ne se précipitent pas sur Quoi
de neuf en géographie ? (en attendant le prochain changement),
mais sont plutôt dans la logique du comment utiliser l’ancien dans le cadre du neuf,
ne serait-ce que parce que les outils (manuels et autres ressources) ne sont
pas renouvelés à la même vitesse que dans l’enseignement secondaire, mais très
lentement au rythme des budgets municipaux et des priorités disciplinaires des
maîtres.
Si l’on
regarde les propositions pour le cycle 2
en ce qui concerne « Questionner l’espace
et le temps » (cycle 2 pp 39-42), on constate une très grande
continuité avec les programmes précédents. Le niveau de l’échelle locale, celui
plus furtif de la France et celui de la planète sont présents. On retrouve des lieux et des niveaux d’échelle
étudiés au cours élémentaire depuis plus d’un siècle. Certes dans les
années 1970, une certaine lecture de Piaget (Debesse-Arviset, 1970) prétendait
limiter l’horizon des jeunes enfants au local ou au régional, mais
régulièrement depuis 1985 les programmes pour le CE rappellent, certes plus ou
moins, que les jeunes enfants s’intéressent aussi aux hommes sur la planète. La
continuité depuis 1995, c’est aussi
l’absence du mot géographie, dont on ne saisit toujours pas très bien
l’intérêt de son remplacement par le mot « espace ». Disparition du mot
géographie qui désormais s’étendrait au CE2. Mais peut-être n’est-il pas
important de se focaliser sur les étiquettes, on se rappelle comment
l’étiquette « éveil » a pu recouvrir dans un autre temps des
pratiques qui n’avaient rien à voir avec la pédagogie de l’éveil.
Le programme
de géographie pour les cours moyens
est profondément modifié, une thématique
centrée sur « l’habiter » le sous-tend apparemment jusqu’en
sixième, mais avec de gros écarts, presque des intrus, sauf à dire que toutes
les activités humaines sont del’habiter, de
« consommer en France » à « communiquer d’un bout à l’autre du
monde grâce à l’Internet ».
Pragmatiques,
les enseignants du primaire vont confronter ces propositions à ce qu’ils ont
l’habitude de faire, quand ils font un peu de géographie, voir ce qui disparait
et ce qui peut continuer à être fait sous les nouveaux libellés.
Voyons
d’abord ce qui disparait des progressions de 2012 pour le CM1. Disparait
« les frontières de la France », on ne regrettera pas ce libellé dont
on ne sait pas trop si il visait à baliser les frontières des eaux
territoriales de la mer du Nord à la forêt guyanaise ou si il invitait à
définir les différents types de frontières : pays de l’espace Schengen, de
l’espace économique européen ou autres en Outremer. Disparaissent aussi les
pays de l’Union européenne, en fait ce sont pratiquement toutes les cartes
politiques qui risquent de disparaitre de la géographie des deux cours moyens.
Ici il s’agit d’une rupture importante avec la tradition de la géographie à l’école
élémentaire. On sait que cette discipline a été introduite à l’école primaire
en Europe occidentale et en Amérique du nord au milieu du XIXe siècle, lors du
mouvement des nationalités (Horacio Capel, 1977). Tout en contribuant à la modernité économique, la géographie
scolaire avait pour mission de contribuer à
construire l’identité nationale.
La
géographie scolaire sert ainsi depuis longtemps de vecteur à l’initiation
économique, les programmes de 2008 mettaient l’accent au CM1 sur le produire (une ZIP, une zone agricole,
un centre tertiaire), le projet du CSP met lui l’accent sur le consommer (de l’énergie, un produit
alimentaire) comme le faisait le programme de 1980.
Côté identité civique, la centration nationale a été exacerbée par les programmes depuis 1882,
les programmes de 1923 faisant de la France et de son empire le principal objet
géographique du cours moyen et cours supérieur. Par la suite on a vu émerger
les régions administratives et depuis 1995 l’échelle européenne à côté de la
dimension nationale. Aujourd’hui, les études proposées au CM1 et au CM2 par le CSP se situent certes majoritairement
en France, mais la France d’objet géographique
devient un cadre pour des activités.
Cet affaiblissement
de ce qui correspondait à la construction de l’identité française se traduit
aussi au CM2 par la disparition de l’étude de la France d’Outremer et de la
langue française dans le monde. Le premier thème proposé pour le CM2 par ce
projet invite à étudier « Se
déplacer », le deuxième « Communiquer
d’un bout à l’autre du monde grâce à l’Internet » et le troisième
« Mieux habiter ». Les
pratiques enseignantes étant ce qu’elles sont, et la longueur des libellés dans
ce texte ce qu’ils sont, on peut comprendre qu’un trimestre au CM2 serait consacré à étudier en géographie
"Communiquer d'un bout à l'autre du monde grâce à l'Internet ".
Saluons cette étude de flux, de réseaux et de serveurs en CM2, en nette rupture
avec la pédagogie intuitive ! A moins que tout ceci ne se traduise en
pratique dans les classes par un allègement considérable de l’horaire réellement
consacré à la géographie, les enseignants de CM2 voyant mal comment consacrer
un tiers de leur année de géographie à cette étude.
Enfin le
dernier trimestre du CM2 serait un tantinet prescriptif « Mieux habiter » : « cohabiter avec la ‘’nature’’ en ville.
Recycler. Habiter un éco quartier. » C’est dire que si la nation a
disparu, l’idéologie n’a pas disparu des programmes de géographie. « Développement durable », trois fois
l’expression revient dans la colonne détaillant
dans « démarches et contenus d’enseignement » les 6 thèmes
proposés pour le CM2 (cycle 3 p.42),
Au total, au
cours moyen l’entrée par les réseaux
l’emporte sur celle par les territoires, On ne sait si les élèves du
primaire auront vu une carte des régions de France ou du relief de la France. Au-delà
de l’ambition légitime et remarquable de renouvellement épistémologique, il ne
faudrait pas que les maîtres ne sachent plus où habite la géographie de leurs
élèves de cours moyen
Entre « l’habiter »
localisé et le monde, entre des individus plus ou moins connectés et les
réseaux plus ou moins mondialisés, les territoires (régions, Etats, Union
européenne) ne risquent-ils pas de
devenir comme transparents pour les élèves du primaire ? Au cours
moyen, l’emboîtement de territoires ne devrait-il pas avoir une place plus
grande au côté de la superposition des réseaux ?
Quels canaux
pour les réseaux et quels cadres pour les territoires faut-il mettre en avant
dans l’acquisition de savoirs et de compétences à l’école élémentaire ?
Les réponses
ne sont pas que didactiques, elles sont avant tout politiques, car ces réseaux
et ces territoires sont ceux de la construction d’identités, de solidarités et
de la citoyenneté.
Le 8 mai
2015, Jean-Pierre Chevalier
Université
de Cergy-Pontoise, laboratoire EMA, Ecole, Mutations Apprentissages, EA 4507.