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DE LA RECHERCHE A LA FORMATION

Nous avons créé ce blog dans l'intention de faire connaître les travaux de recherche en didactique de la géographie. Notre objectif est également de participer au renouveau de cette discipline, du point de vue de ses méthodes, de ses contenus et de ses outils. Plus globalement nous espérons que ce site permettra d'alimenter les débats et les réflexions sur l'enseignement de l'histoire-géographie, de l'école à l'université. (voir notre manifeste)

mercredi 24 août 2022

Compte-rendu de la thèse de géographie de Elsa Filâtre : Développer la conscience géographique des élèves en enseignant à partir de l’espace proche

 

Compte-rendu de la thèse de géographie de Elsa Filâtre : Développer la conscience géographique des élèves en enseignant à partir de l’espace proche, soutenue le 30 septembre 2021, université Toulouse 2

Rejoignant les quelques thèses consacrées spécifiquement à la géographie et à la professionnalité des enseignants dans le premier degré (Philippot, 2008 ; Pache, 2012 ; Briand, 2014 ; Charpentier, 2014 ; Glaudel, 2016), cette contribution de Elsa Filâtre se situe dans le contexte des programmes actuels de 2015 ayant à la fois suscité de l’espoir (la question de l’habiter est apparue prometteuse car suivant le renouvellement épistémologique de la discipline enseignée) mais également des doutes (car les professeurs des écoles restent des non spécialistes qui ont été bouleversés par cette nouvelle approche et cette façon de découper et d’agencer les savoirs).

Le projet était de proposer une ingénierie didactique susceptible d’être transférable en tous milieux, voire sur d’autres curricula. Par le biais d’une posture de formatrice-chercheuse et à l’aide de la lecture du prescrit, des pratiques enseignantes et du vécu des élèves, Elsa Filâtre s’est interrogée sur la tension entre la sécurité chez les enseignants à proposer des situations « rentables » en termes d’investissement quoi qu’obsolètes pour être en accord avec leurs valeurs tout en prenant appui sur la polyvalence du métier de professeur des écoles pour mobiliser une démarche inductive déjà présentes ailleurs (en science). Le but est bien de montrer tout le potentiel de la géographie, une discipline pouvant aider à améliorer leur professionnalité, une discipline qui ne constitue pas un simple stock de savoirs passifs.

1/ Dans une première partie théorique, l’auteure revient sur l’histoire de l’enseignement de la géographie et son individualisation par rapport à l’histoire.

On y voit définis les curricula prescrit/formel, réel, caché/invisible. Les écarts entre chacun permettent de lire l’évolution longue de la discipline et les pratiques qui lui sont associées, le rapport à la science de référence.

Sont convoqués également les cadres des disciplines scolaires, de la transposition didactique, des pratiques sociales de référence mais aussi le cadre des quatre pôles de Jean-Pierre Chevalier (1997) pour montrer les circulations dans ce système. Mémorisation, éveil et finalement un fort renouvellement des textes jusqu’à l’actuel et complexe « habiter » de nos sociétés mobiles et polytopiques associant acteurs et prospective.

Le lecteur peut, à ce stade, relever cette belle citation (p 43) qui le motive à poursuivre la lecture au même titre que l’auteure a été motivée à avancer dans sa recherche : « dépasser le déjà-là, avec des élèves de primaire qui, pour la plupart, commence à peine à prendre conscience qu’ils pratiquent un espace en s’appuyant sur un concept dont la polysémie peut-être un véritable frein, est un défi enthousiasmant mais un défi quand même ».

On bute naturellement sur le flou sémantique quant à la définition de l’« espace » proche : Est-il espace ? Lieu ? Territoire ? Notamment lorsqu’il y a proximité avec d’autres disciplines (Milieu ? Environnement ?). Il convient de faire attention au fait que la « proximité » peut ne pas être spatiale mais affective…

L’injonction à travailler avec/par le local n’a pas été continue dans l’histoire des prescriptions d’autant que, comme le rappelle l’auteure (p 48), les documents d’accompagnements sont loin d’être systématiquement lus (la formation continue en géographie ayant disparu depuis l’avènement des plans français et mathématiques, les enseignants du premier degré ne sont pas guidés pour s’approprier ces nouvelles approches).

Pourtant, si l’expérience et la construction d’un futur citoyen sont au cœur des finalités de la discipline, les possibilités de démarches initiées par le BO ne sont pas « à la hauteur » (on s’en tient à « localiser », « décrire »…) et ne semblent pas mobiliser le raisonnement…alors que des travaux de didactique y invitent de manière cumulative.

On trouve ensuite des développements sur l’histoire et les modalités de la sortie scolaire : sortie leçon de choses (1880-1920), sortie démarche active (1920-1945), sortie classes découvertes (après 1945) si l’on en croit les recherches de Médéric Briand (2014). La sortie est rare au cycle 3 de nos jours, peut-être davantage fréquente au cycle 2 en prétextant l’étude du local. Mais il convient de mesurer si la sortie crée/augmente la motivation et l’appropriation des connaissances…Il y a là une posture à adapter pour ne pas juste faire une sortie magistrale transposée dehors.

Diverses modalités sont justement citées : la classe paysage (Considère et Griselin 1997), les parcours iconographiques (Le Guern et Thémines, 2011), la pratique artistique et le parcours sensible (Gaujal, 2016), les liens avec l’Education au Développement Durable (travaux du laboratoire GEODE) mais également d’autres ressources anglosaxonnes et belges (notamment les travaux de Christine Partoune sur la pédagogie extramuros). La typologie proposée par le groupe « Pensée spatiale » montrait également différentes façons de pratique la sortie scolaire. 

Dès lors, comment devenir concepteur de séances/séquences basées sur l’espace proche en mobilisant les savoirs d’expériences des élèves ? Déjà, il convient de traduire les BO et autres documents Eduscol en concepts clés. C’est ce que fait utilement le tableau 2 (p 73) à l’aide des concepts intégrateurs de Philippe Hertig (2004).

Et même si la pratique de l’espace proche est encore fort dépendante de l’adulte à cet âge-là (et qu’il faut tenir compte de cette réalité pour structurer son enseignement du local en géographie), il est également important de noter que, dans le cas de cette échelle locale, le rapport au savoir peut mettre l’élève et l’enseignant sur un pied d’égalité voire même mettre l’élève en situation de meilleure connaissance. 

Je l’avais noté également comme un levier pour susciter la motivation ou la relancer.

Une autre citation (p 101) résume l’objectif de la recherche qui est de « montrer à quelle condition un élève peut construire sa condition d’habitant en classe de géographie en permettant aux enseignants de constituer les conditions de possibilités d’enseigner à partir de l’espace proche pour construire des compétences de spatialité, une conscience géographique et développer pour leurs élèves et pour eux-mêmes un rapport géographique au monde.

2/ La deuxième partie pose le cadre méthodologique.

Une analyse lexicométrique des programmes est proposée en premier lieu.

L’ingénierie didactique est convoquée autour d’un appui sur la démarche d’investigation en science avec l’hypothèse que la polyvalence de ces enseignants du premier degré les aiderait à faire le transfert vers la géographie.

La population ciblée concerne des classes de CM1 essentiellement localisées à Toulouse et dans sa périphérie proche (quelques-unes se trouvent au-delà, en zone rurale). A l’image de l’ensemble de la profession, les enseignants interrogés sont à dominante des femmes, titulaires, quadragénaires.

Les enseignants ont notamment eu à classer des finalités et les contenus potentiels des sorties, sur leur identité bien sûr et sur la possibilité de poursuivre la recherche plus avant pour qui était intéressé.

Les élèves, quant à eux, ont dû dessiner ce qu’il y avait « autour de l’école ». Pour analyser les productions, Elsa Filâtre a proposé des listes de « descripteurs » dont certains à l’aspect « qualitatif » (position, proportion, degré de précision), pouvant être affinés en catégories (point de vue, situation, échelle, schématisation).

Les dessins d’élèves ont été complétés par un questionnaire sur la maîtrise de l’espace proche pour voir si les progrès dans ce domaine étaient corrélés à une certaine autonomie dans le trajet domicile-école.

3/La troisième partie expose différents résultats du point de vue de l’enseignant.

Ce qui ressort nettement concernant la lecture des différentes séries de programme, c’est que le programme de 2015 présente des similitudes avec celui de la période 1977-1985 consacré à l’éveil. Les programmes de 2015 font bien apparaitre les notions de quotidien, lieu, habiter, pratiquer et peu d’entités géographiques. D’ailleurs, en regardant le graphique 7 (p 194) qui présente la répartition des concepts par programmes, on note que l’espace, le territoire ou encore le milieu sont très peu présents à la faveur de l’habiter.

L’étude du local par le local pose des difficultés didactiques (choix des itinéraires, des activités associées aux sorties et un assez basique trio administratif, sécuritaire et météorologique) mais les enseignants plébiscitent cette échelle en la comparant à d’autres.

Concernant la sociologie des enseignants, on remarque que les plus jeunes dans le métier sont assez enclins à sortir, en tous cas, en saisissent bien les enjeux mais ne sont pas toujours aidés par leur statut (postes fractionnés, remplaçants…). Et malgré certaines réticences chez les plus âgés, ce sont tout de même eux qui en font le plus proportionnellement aux débutants.

Le type de territoire (urbain, périurbain, rural) ne semble pas jouer sur l’intérêt et la facile à organiser une sortie.

4/ Dans une quatrième partie, ce sont des résultats du point de vue de la classe qui sont exposés.

La mise en activité des élèves autour du dessin s’est déroulée sans trop de souci de difficulté ou de motivation. Cela a été plus complexe pour les questions associées à cet exercice de production graphique (leur recensement mais surtout leur classement qui a abouti à 5 catégories : localisation, évolution, acteurs, aménagements et divers).

S’en est suivi l’établissement d’une liste d’outils pour effectuer les recherches permettant de répondre à ces questions. Si les cartes peinent à entrer dans cette liste, les élèves convergent sur la nécessité de mener l’enquête.

On note un intérêt et une facilité assez nets sur l’usage de Geoportail (cette génération d’élèves reste friande du numérique…) disons dans sa partie « visualisation de plans » mais tout le monde n’a pas pu réaliser les plans du quartier pour bâtir un itinéraire. L’intérêt envers le questionnement de professionnels (élus…) est également à souligner mais long à mettre en œuvre.  

La comparaison de deux dessins était une solution pour éviter de recourir à l’écrit qui demeure une vraie barrière pour certains. On voit nettement dans les seconds dessins que le point de vue allocentrique prend le pas sur les vues de face (effet positif du travail là-dessus), que les élèves intègrent davantage de schématisation, qu’ils représentent une échelle plus étendue, qu’ils situent plus correctement les éléments composant leur environnement proche. 

Le local est un espace vécu par les élèves mais pas forcément approprié, en cela son étude est pertinente.

Il est amusant de relever quelques questions inattendues comme le fait de se demander s’il y a présence de Youtubeurs ou de joueurs de tel jeu vidéo dans le quartier (pour savoir s’il y a une présence physique réelle en plus du virtuel). Des questions qui gênent les enseignants mais qui pourtant ont du sens géographiquement. Ont été relevées également des questions liées à la peur de certains bâtiments/espaces (hantés, abandonnés…).

5/ La cinquième partie se focalise sur les résultats concernant les élèves.

On y lit l’analyse détaillée des dessins et des descripteurs : en premier on trouve l’école, puis les routes, les arbres, les maisons, des éléments de signalisation…du « fonctionnel » en fait…En catégorisant, l’éducation recouvre 49 % du corpus, le déplacement est à 23 % et l’habitat à 22 %...presque la totalité sur ces trois premiers éléments. Et donc le « personnel » et les éléments habituellement enfantins (jeux, animaux….) n’y sont pas. Et tout ou presque y est statique (89 %).

Le nombre de descripteurs augmente légèrement entre CE2 et CM2 de façon logique et diffère parfois du simple au double selon les écoles sans qu’il y ait ici d’explication nette.

Les choses se confirment en regardant ce qui est :

-         central sur le dessin : là encore l’école domine, les rues/routes ensuite,

-        en forte proportion (les mêmes éléments sont relevés),

-   le niveau de précision : élevé pour l’école toujours puis les maisons, les commerces proches, les équipements sportifs…ici, il y a davantage de dispersion…

L’école est encore davantage rendue centrale avec la présence du jeu de la séparation, ouverture/fermeture. On note une forte importance de la sécurité : passages piéton, signalisation…notamment en zone urbaine. Les pratiques de déplacement des élèves sont encore fortement marquées par ce discours de construction des règles de sécurité.

Au final, les dessins reflètent assez fidèlement les territoires vécus par les enfants. L’auteure en arrive à une typologie en cinq catégories : le photographe, le cartographe, le piéton, le pisteur et l’explorateur.

Conclusion

Pour ma part, j’ai particulièrement apprécié ce travail. Il s’agit là d’une belle thèse, au plan simple et la plume on ne peut plus limpide, sans jargon inutile avec un bel équilibre entre des résultats du point de vue des enseignants et du point de vue des élèves. Sur la forme, les figures sont claires et variées. Parfois on trouve une stratégie de présentation d’un phénomène en deux figures simples se rencontrant ensuite au sein d’une troisième pour mieux en saisir les imbrications. Les encarts, pas trop nombreux, avec des extraits d’entretiens d’élèves ou d’enseignants dynamisent bien le propos. Un vrai plaidoyer pour la sortie scolaire qui apporte une réelle plus-value dans la structuration de la spatialité des individus. Également une vraie stratégie pour faire de la polyvalence une force puisque, comme le dit l’auteure, « l’ingénierie a fonctionné comme une autorisation à faire des liens entre les matrices disciplinaires de la polyvalence ». Espérons maintenant que quelques passeurs pourront s’emparer de ces contenus pour innerver la formation des professeurs des écoles qui a toujours un besoin criant de contenus et de méthodes.