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DE LA RECHERCHE A LA FORMATION

Nous avons créé ce blog dans l'intention de faire connaître les travaux de recherche en didactique de la géographie. Notre objectif est également de participer au renouveau de cette discipline, du point de vue de ses méthodes, de ses contenus et de ses outils. Plus globalement nous espérons que ce site permettra d'alimenter les débats et les réflexions sur l'enseignement de l'histoire-géographie, de l'école à l'université. (voir notre manifeste)

jeudi 22 novembre 2018

Des écoles normales à l’ESPE – Témoignages de formateurs


Catherine Dorison, Jean-Pierre Chevalier, Anissa Belhadjin, Marie-Laure Elalouf et Maryse Lopez

Des écoles normales à l’ESPE – Témoignages de formateurs

Presses Universitaires de Grenoble – 2018 – 237 p – 21 euros



CR de Xavier Leroux


Né de la frustration et de la douleur qu’a suscité l’évolution de la formation des enseignants sur la période l’emmenant des écoles normales aux ESPE, cet ouvrage impeccablement présenté (maquette, typographie, utilisation pertinente et dosée des annexes) rassemble les témoignages de dizaines de formateurs, de tous statuts et de tous horizons, travaillant ou ayant travaillé dans les structures de formation de l’académie de Versailles.

Collectés par cinq enseignants-chercheurs du laboratoire EMA (Ecole, Mutations, Apprentissages) de l’université de Cergy Pontoise, eux-mêmes rattachés à la formation des enseignants (Catherine Dorison, Jean-Pierre Chevalier, Anissa Belhadjin, Marie-Laure Elalouf et Maryse Lopez), les récits de ces nombreux témoins apparaissent riches d’enseignements et ce, bien au-delà de l’échelle académique d’où ils émanent.

Résonant comme un parti pris très engagé dès les premières pages de l’introduction, le fait de contribuer à l’histoire de la formation des enseignants en faisant de ces témoignages une source de cette histoire apparaît une façon originale et percutante de lire les choses de l’intérieur, avec une réelle profondeur, notamment pour se prémunir des « discours de rupture » ambiants qui ignorent volontairement les expérimentations passées ou présentent des nouveautés qui n’en sont pas. Comment saisir cette évolution fine du métier de formateur d’enseignants ?

Une lecture possible, la plus naturelle, est bien sûr celle de la chronologie : les trois premiers chapitres, représentant la moitié du volume de l’ouvrage, nous montrent très clairement qu’il y a eu un âge d’or à l’époque des écoles normales au moins en termes de moyens, de temps dégagé pour travailler, de souplesse dans la conception et l’exécution des tâches et que, progressivement, les choses se sont gâtées pour en arriver aux dramatiques conséquences de l’intégration aux universités et à la masterisation amenant les baisses en cascade : des postes aux concours et, mécaniquement, des vocations et des inscriptions, des heures dévolues à la formation. Mais il est évident que les modèles de formation étaient différents et le contexte moins crispé autour de la question.

Mais ce qui ponctue tout aussi nettement la chronologie de ces évolutions institutionnelles, c’est cette très forte résilience des formateurs qui, bien qu’heurtés dans les finalités de leur mission et bousculés dans leurs pratiques, ont su, pour une partie d’entre eux : collaborer pour contourner les clans ; se lancer dans des formations diplômantes dans le cadre de masters et de doctorats ; investir le distanciel ; répondre aux attentes d’un nouveau public de prétendants à l’enseignement, plus âgé, plus instruit, car ayant eu une « première carrière » avant.

En cela, l’ouvrage nous offre aussi la possibilité de lire thématiquement ces extraits de témoignages pour saisir pleinement ce qui constitue l’essence même du métier de formateur d’enseignant et l’esprit qui anime chacun d’eux dans cette mission. Si chaque expérience est différente, si chaque parcours est singulier, on relève des constantes notamment au travers de certaines formules qui reviennent fréquemment. En tête de file, ce serait très certainement celle du doute sur la « légitimité » à former :
  • la légitimité liée à l’âge lors de l’entrée en fonction, notamment lorsque l’on arrive sur ce genre de poste en première affectation sans l’avoir spécifiquement souhaité et que l’on se voit demandé de mettre entre parenthèses et même sous rature (sans « faire de vagues » !) ce à quoi on se destinait pour faire autre chose : sur nos disciplines liées à la terre et à l’espace, on appréciera le témoignage de la géologue Françoise Guichard à qui le directeur de l’école normale où elle avait été nommée en début de carrière avait demandé de faire du « terrain » (le « terrain » étant ici des classes du primaire et non celui du géologue !),
  • la légitimité liée au public d’apprenants auquel on se voit confronté bien sûr : et là, les pages montrant que les formateurs disciplinaires, de statut et de culture second degré, n’étaient pas dans les meilleures dispositions face aux professeurs des écoles (à plus forte raison en formation continue) sont nombreuses ! Ici encore, la recherche et l’autoformation constituent des réponses avouées par ces formateurs pour développer petit à petit cette légitimité sans qu’elle n’arrive malgré tout à faire d’eux des « pairs » quoi qu’on en dise,
  • la légitimité du lien entre enseignement et recherche pour les postes d’universitaires : ici, certains ne font pas, par conviction et/ou par commodité, le lien entre une discipline non didactisée, étudiée pour elle même dans le cadre de la recherche et le contenus des enseignements qui peuvent s’avérer plus transversaux ; d’autres au contraire saisissent toutes les potentialités de bâtir des séances de formation à partir de résultats de recherche ou de prendre appui sur des situations de formation pour en faire des objets de recherche et ce, à la fois dans le cadre d’une didactique disciplinaire ou dans le cadre de disciplines plus transversales, contributoires aux sciences de l’éducation. En fait, tout dépend beaucoup aussi du moment dans le parcours où le doctorat a été fait ainsi que le recrutement comme enseignant-chercheur.

L’équation n’est pas simple à résoudre et le sentiment d’efficacité pas non plus aisé à atteindre. L’ouvrage montre également très bien quelle culture commune structure le métier de formateur d’enseignant.

Si la polyvalence donnée par l’articulation entre la tenue des cours, les visites de terrain et le suivi de travaux (dossiers, mémoires…) définit l’intérêt de la mission de formateur, les regrets majeurs sont partagés, là encore, autour de quelques points saillants, de quelques formules récurrentes : 
  • l’émiettement continu de la formation au fil du temps qui crée une forme de solitude, qui n’évite pas les redites du fait de ne pas savoir ce que font les autres, et qui transforme les formateurs en évaluateurs du fait qu’il faille davantage « voir » en visites que « montrer » en formation,
  • la volonté de ne pas baisser les exigences malgré des recrutements moins sélectifs, de transmettre sans formater malgré les demandes de « recettes » des étudiants (sur ce point, il est intéressant de noter qu’un formateur interrogé n’avait pas hésité à transférer le contenu de son disque dur à ses étudiants en argumentant que c’est bien à eux d’y piocher avec discernement pour aboutir à une réflexion constructive),
  • la question clé de la forme du concours et de sa place dans la formation pour le premier degré : la nécessité d’être remis à niveau scientifiquement entraîne une stérilisation de la formation en réduisant la part de la didactique et en gommant la spécificité des cycles ; la disciplinarisation entraine, elle, une production éditoriale importante qui « scolarise » les contenus didactiques et fabrique une doxa pédagogique ; la schizophrénie nécessitant d’obtenir le concours ET le master crée une sécurisation sur des sujets de mémoire « bateaux ».
Les auteurs de l’ouvrage en concluent sur un appel, logique et légitime, celui de faire de cette histoire locale une pièce du puzzle parmi d’autres histoires locales qui pourraient être mises en confrontation pour aboutir à une histoire globale. Très certainement que des points de vue se recouperaient sur les motivations et les amertumes, très certainement que d’autres formateurs témoigneraient avec désappointement de la déliquescence brutale avec laquelle la formation a évolué.

Toujours pour le clin d’œil à la géologie à défaut de géographie, on s’indignera de la violence avec laquelle le site d’Etiolles a été fermé en 2013. Peu de temps avant la fermeture définitive du site, un tas de cailloux a été retrouvé éparpillé au pied du bâtiment de la Grande Maison des Hauldres : il s’agissait de la collection de roches de géologie patiemment constituée pendant quarante ans par les formateurs qui ont préféré les jeter par la fenêtre que de les abandonner à la benne à laquelle ils étaient destinés aux côtés des meubles devenus inutiles. Le même sort allait être réservé à pléthore d’ouvrages que la BU d’Evry ne pouvait accueillir faute de place. Et le bâtiment est toujours vide au moment de la rédaction du livre, faute d’acheteurs potentiels. D’autres sites ont connu sort similaire.

Des réflexions autour de la géographie, notamment dans le premier degré

Si les formateurs interrogés représentent une grande variété de disciplines enseignées, la majorité officie tout de même dans les domaines du français et des mathématiques. Aussi, il y a peu d’éléments concernant directement la géographie.

A noter :
  • qu’il est dommage que, sur le graphique présentant l’évolution de la structure des emplois IUFM 1993-2013, le distingo entre l’histoire et la géographie ne soit pas fait alors que le commentaire de cette page (p 14) évoque les postes d’enseignants-chercheurs (donc associés à une section CNU),
  • que quelques pages (pp 162-164) évoquent les stages et séjours dans d’autres régions ou à l’étranger : au-delà des retombées en termes de dynamique de groupe et de l’ouverture culturelle et citoyenne pour lesquelles ils sont conçus, ces projets étaient une réelle possibilité de compléter l’enseignement reçu en géographie par la pratique du terrain (mais abandonnés à la naissance des IUFM).
Pour ma part, je me demande s’il n’est pas possible d’imaginer assouplir et faire évoluer les recrutements. L’ouvrage montre bien toute la richesse des parcours antérieurs de certains formateurs ayant été recrutés sur le tard (cas du secondaire pour les filières professionnelles et technologiques) et qui fait justement parfois parfaitement écho à ces nouveaux prétendants aux concours candidatant eux-mêmes sur le tard puisque riches également d’une expérience antérieure.

Très logiquement, il serait intéressant d’avoir des didacticiens disciplinaires du primaire et plus précisément de l’élémentaire. Les formateurs ayant le statut de professeur des écoles n’ont jamais été mobilisés qu’autour de la maternelle, du transversal et de l’adaptation et l’intégration scolaire (p 52), le volet disciplinaire revenant aux titulaires d’un concours du second degré. Le livre montre également que les tentatives de modules de formation inter-degré, avec choix d’une entrée thématique à décliner sur l’ensemble de la scolarité pour aborder la continuité des apprentissages ont échoué parce que les collègues du second degré y étaient opposés et parce que les IPR militaient contre en disant à leurs stagiaires qu’ils n’avaient pas à avoir des formations qui convenaient aux maîtres d’école (pp 55-56) !

Si cloisonnement et condescendance il y a, n’est-il pas enfin temps d’ouvrir les portes aux professeurs des écoles ayant une coloration disciplinaire établie pour former leurs pairs ?

A défaut de recrutement à temps plein, n’est-il pas temps d’ouvrir d’autres options au CAFIPEMF ? Si cette certification reste dans l’esprit polyvalent de la formation du primaire, il est tout de même significatif que les spécialisations se font plus nombreuses :
  • avant la réforme de 2015, il y avait 4 options (arts visuels, éducation physique et sportive, éducation musicale, langues vivantes étrangères),
  • depuis cette date, trois se sont ajoutées (enseignement en maternelle, langues et cultures régionales, enseignement et numérique) amenant le total à 7.

A ce petit jeu paradoxal visant à multiplier les spécialisations pour une certification à visée généraliste, pourquoi ne pas créer des options géographie, histoire, science ? Ne serait-ce que pour « colorer » un peu la formation continue obligatoire désormais structurée uniquement autour du français et des mathématiques.

Je me questionne aussi, à la lecture des pages 144-145, sur les professeurs de philosophie ayant à former les professeurs des écoles. Comme il s’agit ici d’une discipline non représentée en primaire, un choix s’opère entre certains qui revendiquent la place de l’enseignement de la philosophie en tant que telle (et celle-ci a sa place dans les programmes, dans le cadre de l’EMC) et d’autres qui investissent la pédagogie et la psychopédagogie, autrement dit des disciplines contributoires aux sciences de l’éducation. Si, pour ce second groupe, il y a conversion d’une discipline mère et scolaire vers des disciplines contributoires aux sciences de l’éducation, n’y a-t-il pas là un parallèle à imaginer pour la géographie ? A savoir que des géographes spécialistes de la lecture spatiale des questions éducatives pourraient intervenir dans la formation des enseignants pour agrémenter la compréhension du fait éducatif : l’occasion d’embaucher de nouveaux géographes et de faire une place plus nette pour la discipline.

Ces propositions permettraient peut-être de redorer l’image de la formation du côté des formés, tant celle-ci est décriée dans d’autres sphères (blogs, forums, réseaux sociaux…) : un projet intéressant à mener serait d’interroger, sur le long terme, les formateurs sur le degré de satisfaction de leurs étudiants. Mais est-ce que tous oseraient s’y coller ?

A suivre, en tous cas, les évolutions inquiétantes de la formation dans le cadre de la loi "Pour une école de la confiance".


Colloque international de didactique de l'histoire, de la géographie et de l'éducation à la citoyenneté

Le prochain colloque international de didactique de l'histoire, de la géographie et de l'éducation à la citoyenneté aura pour thème :

"Penser les frontières des savoirs dans et sur le monde social. Quels apprentissages des élèves face aux enjeux contemporains ?"


Le colloque aura lieu à Genève du 26 au 28 juin.

L'appel à communication est ouvert. En savoir plus

lundi 19 novembre 2018

Pistes de lecture des nouveaux programmes soumis à consultation


Clés de lecture critique sur les nouveaux programmes de géographie en lycée
(réforme du lycée novembre 2018)



Ce texte est le fruit d'une réflexion collective des membres du site contributif Didagéo. Il vise à donner des pistes de lecture, chacun étant libre in fine de se faire sa propre opinion. L'analyse a été conduite selon une grille d'analyse des programmes à partir de trois éléments-clés : la question centrale des finalités, l'organisation des notions et la construction des capacités.

Lien pour lire les programmes soumis à consultation (novembre 2018) sur le site Eduscol.



Introduction

La publication de nouveaux programmes scolaires a toujours suscité des débats et des controverses dans l’opinion publique, en général en histoire plus qu’en géographie. La particularité de ces nouveaux programmes de lycée est de susciter une opposition forte et générale en raison des conditions assez confidentielles dans lesquelles ils ont été élaborés (cf polémique soulevée à propos du fonctionnement du CSP). Derrière “la fabrique” de ces programmes se jouent les débats sur la réforme du lycée et du baccalauréat, dont les séries se trouvent bouleversées et les disciplines souvent mises en concurrence. Le collectif Aggiornamento a déjà produit une analyse de ces programmes en histoire et en géographie qu’il qualifie d’“intellectuellement indigents et socialement discriminants”.

Le but de cet article est de prendre un peu de recul par rapport aux controverses qui alimentent la publication de nouveaux programmes en mobilisant les cadres de référence des didactiques des disciplines, en particulier de la didactique de la géographie, pour soumettre ces textes programmatiques à la critique scientifique. Il ne s’agit pas seulement de juger “ce que valent” ces nouveaux programmes de géographie, mais aussi d’analyser “ce qu’ils disent” et de montrer les conceptions auxquelles ils renvoient d’un point de vue didactique et pédagogique. Nous aborderons d’abord la question des finalités, puis nous traiterons de la construction générale des programmes et de la manière dont sont présentées les notions pour finir par les capacités attendues de la part des élèves.


1) Des finalités faiblement conçues pour une discipline sans pensée (disciplinaire)


  • Un registre faible d’expression des finalités
Rappelons que toute discipline scolaire se légitime, se construit et se pilote à partir de finalités, dont l’expression permet généralement de réaffirmer quelque principe supérieur, quelque système de valeurs au nom desquels les contenus à enseigner et les méthodes associées à leur transmission et leur appropriation sont choisis et prennent sens. Dans ces “nouveaux” programmes, on est bien en peine de trouver quelque argument justifiant la nécessité d’aider chacun.e à se forger une conscience géographique (CLERC, 2008) dans un monde tramé spatialement (entre autres) d’inégalités, de discriminations et de dominations de classe, sexe/genre, « race », sexualité, âge, handicap, etc. Sans doute faut-il comprendre, dès lors que de telles ambitions ne sont pas (plus) affirmées, que l’école déjà reproductrice d’inégalités sociales, territoriales, et productrice d’inégalités sociales et territoriales spécifiques (CARO, 2018), n’a plus à veiller, par ses contenus enseignés, par ses enseignements même, à les faire objectiver, comprendre et combattre ou, en tout cas, vouloir les contrecarrer.

Affirmer que la géographie, cela sert à « transmettre des savoirs » (mais lesquels ?), à « acquérir des repères » (mais lesquels ? et pour dire quoi ?), à « confronter à l’altérité » (mais pour construire quel rapport ?) tout cela afin de « comprendre le monde d’hier et d’aujourd’hui », c’est en rester à une vision instrumentale de la discipline, essentiellement auto-référée, en somme revenir à une lointaine tradition (la géographie des professeurs vilipendée par Yves LACOSTE en 1976).

  • Une géographie sans l’armature intellectuelle nécessaire pour être pensée comme une discipline
Dans le registre auto-référencé d’une discipline qui semble agir d’elle-même, comme de toute évidence, et qui, ce faisant, semble déposséder les enseignant.e.s de ce qui est leur travail et leur liberté, la rhétorique est poussée assez loin. En effet, ce ne sont pas les professeur.e.s, en tant qu’ils sont aussi des acteurs (spatiaux) (THÉMINES, 2016a) qui font des choix d’enseignement, qui exercent leur pouvoir d’agir, mais « l’histoire et la géographie » qui « permettent d’éclairer ces mouvements complexes et incitent les élèves à s’instruire de manière rigoureuse [qui] montrent aux élèves comment les choix des acteurs passés et présents (individuels et collectifs) […] influent sur l’ensemble de la société [qui] éduquent ainsi à la liberté et à la responsabilité ».

En réalité, c’est toute l’armature intellectuelle de la discipline qui est faiblement articulée ; ou, pour le dire autrement, la géographie est mise en scène dans cette proposition de programme comme une discipline qui n’est pas capable de se dire, de s’énoncer. Lorsqu’arrive le paragraphe « Finalités de la géographie », ce ne sont pas des finalités, mais un objet (possible) de la géographie, qui nous est présenté : « La géographie vise à comprendre comment les individus et les sociétés organisent leur espace, s’y développent, le transforment. La géographie répond à des questions telles que : Où ? Quels acteurs ? Comment ? Pourquoi ici et pas ailleurs ? ». Mais c’est un objet non situé : si c’est de géographie scolaire dont il est question, alors c’est bien de comprendre pour agir (et changer le monde) dont il faut parler… mais agir avec quel référentiel éthique ?

  • Et un objet (l’espace) à vrai dire assez étrange sous couvert de vieille familiarité…
Car, qu’est-ce que « leur espace » [celui des individus et des sociétés] au singulier : un espace sans rapports sociaux (des rapports sociaux sans spatialité), un espace sans êtres vivants autres que des êtres humains (des êtres vivants non humains sur une autre planète que celle des êtres humains ?). Que sont ces « acteurs » sans inégalités de capacités à en être (des acteur.rice.s) ?

Et, faut-il rappeler – oui sans doute – après Denis Retaillé, que faire de la question Où ? la question première de la géographie, c’est supposer « réglée l’existence [d’objets géographiques] par la localisation » (RETAILLÉ, 1997, p. 28). Autrement dit, c’est procéder à une mise en ordre sans vouloir permettre de penser que d’autres organisations, d’autres territorialités existent. « Avant que se pose la question « où ? », à quoi l’on réduit souvent l’activité géographique déviée par intérêt, se pose donc cette question première : « Y a -t-il de la distance ? » (ibid., p. 29). Question dont on connaît la fécondité, le potentiel de problématisation pour les classes de géographie, puisqu’elle ouvre la voie à la construction des notions d’accessibilité, d’inégalités, de justice spatiale, etc.

Au lieu de cela, la finalité première semble être de “s’instruire” et d’avoir “des repères” : il s’agit d’un retour à de prétendus fondamentaux comme en français et en mathématiques. Cette forte insistance sur les repères chronologiques et sur les repères spatiaux relègue l’histoire et la géographie au rang de simples supports de mémorisation, ce qui renvoie à une finalité ancienne et plutôt réductrice de ces disciplines (CHEVALIER, 2016). Ce qui prime, c’est l’acquisition d’une culture commune sur l’espace, plus que l’acquisition d’un raisonnement géographique. Si on peut en percevoir quelques bribes, notamment dans l’exposé des finalités (pourquoi ici et pas ailleurs, articulation des échelles etc.), le raisonnement “géographique” en tant que tel n’est pas explicité, alors que le raisonnement est défini à trois reprises en histoire. Surtout rien n’est dit sur la manière dont ce raisonnement peut être mis en oeuvre. Il est attendu comme un résultat (LEININGER, 2016).

Bref, l’énoncé de l’objet de la géographie - sous couvert de finalités - n’est pas sans poser des problèmes épistémologiques, donc, politiques et, bien sûr, pratiques, notamment pour les professeur.e.s. Terminons sur ce registre des finalités pour pointer une antienne que l’on n’avait pas lu depuis longtemps dans des textes de programmes : celle de la dissymétrie histoire/géographie (au profit de la première). Car si « l’histoire et la géographie enseignées au lycée transmettent aux élèves des connaissances précises et diverses sur un large empan historique, s’étendant de l’Antiquité à nos jours », on se demande bien pourquoi les productions spatiales et territoriales ne font pas aussi l’objet d’un tel rappel : voyez ce très large et très bel empan social des constructions spatiales de l’humanité. C’est comme si tout l’apport de la géohistoire de Christian GRATALOUP (1996) s’en trouvait effacé.

Le lien histoire-géographie est pensé dans une perspective téléologique, voire déterministe. Il apparaît dans les programmes que les faits passés définissent le présent et l’avenir. “Le monde dans lequel les lycéens entreront en tant qu’adultes et citoyens est traversé par des dynamiques complémentaires, conflictuelles, voire contradictoires dont beaucoup sont les conséquences de faits antérieurs, de longues ou brèves mutations“ [bel exemple de confusion antécédence/causalité]. Cela donne la primauté à l’histoire sur la géographie et pourrait constituer un obstacle à la compréhension des logiques actorielles en jeu tant en histoire qu’en géographie. Cette manière de positionner les deux champs disciplinaires pose aussi la question des types de causalité à construite au sein de la discipline scolaire. Cela ne penche pas vers des causalités systémiques, mais plutôt linéaires. Il conviendrait de convoquer les échelles spatiales pour rappeler que toute complexité sociale a une dimension intrinsèquement spatiale !


2) Des notions nombreuses sans trame pour les articuler


Ces programmes de géographie de lycée proposent une notion centrale par niveau : “la transition” en Seconde, “la recomposition” en Première, “la mondialisation” en Terminale. En réalité cela relève plus de tentatives vaines d’établir une sainte trinité de la géographie scolaire que d’un véritable travail de conceptualisation sur les notions-clés. On mélange un concept à la mode (la transition) dont l’extension est très large et le domaine de validité non délimité, avec une notion qui n’est pas centrale en géographie (la recomposition), et enfin une notion un peu plus stabilisée bien qu’encore assez polysémique et sujette à débats (la mondialisation). La liste récapitulative des notions à maîtriser à la fin de chaque niveau de classe ne constitue pas en soi une trame notionnelle construite et appropriable par les élèves.

En Seconde

  • Quelle transition ?
Une nouvelle notion est mise en avant dans le programme de Seconde : la notion de transition en lien et en complémentarité avec le développement durable. Le mot de transition est employé par les géographes, mais il est presque toujours associé à un adjectif et désigne alors des modèles d’analyse spécifiques, quelquefois non géographiques ou des politiques. L’article de synthèse de Lydia Coudroy de Lille et al. (2017) sur le site Géoconfluences en propose une liste constituée à partir des principaux dictionnaires de géographie : on trouvera donc les transitions démographique, économique, épidémiologique, urbaine, migratoire, énergétique, alimentaire et paysagère. « Toutes ces expressions mobilisent le mot de transition pour désigner le passage d'un régime, ou d'un mode de fonctionnement, à un autre, ceci se déroulant dans le temps. L'exemple classique reste celui du schéma de la transition démographique, très diffusé dans la géographie scolaire » (ibid.).

Mettre en avant la transition comme notion structurante est vraiment problématique. Le terme de transition vient à l’origine du management. Le terme est aussi mobilisé pour désigner le passage d’un mode de consommation énergétique à un autre : c’est la transition énergétique qui est devenue ensuite par extension la transition écologique. La notion structure aujourd’hui les politiques en matière d’environnement et de développement durable. Comme le développement durable, la transition écologique est une idéologie politique et non un concept géographique. Les notions de transition urbaine ou de transition démographique ne sont pas sur le même plan. C’est un concept plutôt géographique pour la première, plutôt historique pour la seconde. Les programmes mettent ainsi sur le même plan toutes les transitions alors que, épistémologiquement, ce sont des concepts ou des notions sans points communs.

En outre, le lien entre le concept de transition et celui de changement (introduction du programme de seconde) n’est pas clair, l’un semble équivalent à l’autre. La dimension politique (des choix faits par qui ?) inhérente à la transition qui est une démarche voulue n’est pas explicitée. Par ailleurs, il y a un retour de la notion d’environnement (et même de milieux) sous l’angle de sa transformation par les sociétés, sa complexité et sa fragilité. Pourquoi pas ! Mais ne faudrait-il pas étayer cette approche par les travaux universitaires interdisciplinaires récents sur le sujet ayant débouché sur des concepts comme la co-évolution, l’anthroposystème (MUXART T. & al. 2003 ; BECK & et al. 2006). Des liens sont alors possibles avec les SVT par le concept de système socio-écologique.

Dans les travaux scientifiques en géographie, les occurrences sont en revanche plus nombreuses d’espaces en transition, ce qui peut nous amener sur le terrain de la réflexion conceptuelle autour du « nuage de mots » qui voisinent avec « transition ». On peut à ce titre consulter le numéro de la revue Carnets de géographes, que Lionel ROUGÉ et Julie LE GALL (2014) ont consacré aux espaces de l’entre-deux. Un ambitieux état de l’art leur permet de repérer six entrées géographiques pour penser la transition, le changement spatial : la/les discontinuités ; les marges, isolats et arrière-pays ; les espaces d’entre-deux ; les interfaces ; les intermédiarités, interstices, tiers-espaces ; les territoires multisitués. Ce n’est cependant pas à ces travaux que réfère la proposition de programme.

  • D’abord une matrice du développement
De nombreux indices convergent pour indiquer un axe de lecture du monde orienté par l’idée de développement : la prédilection pour l’échelle mondiale et pour le constat de grandes évolutions contrastées suivant les Etats, la terminologie de l’approvisionnement en ressources, la non articulation entre vulnérabilité des milieux et des sociétés (premier thème) et modes d’appropriation des espaces et des territoires (qui pourraient être abordés dans les thèmes 2 et 3), le fait que les inégalités, qualifiées de socio-économiques, sont imputées de façon assez indistincte à la « pluralité de trajectoires territoriales démographiques et économiques, liées à des choix différents, notamment politiques ».

  • Une armature conceptuelle absente formellement
Si l’orientation « développementiste » du programme est claire, son armature conceptuelle est faible. Le texte renonce d’ailleurs à hiérarchiser et organiser l’ensemble des savoirs un tant soit peu théoriques qui pourrait être le noyau dur disciplinaire de ce niveau de classe.

Il propose une série de quatre courtes listes, dont la première est distinguée au titre de « notions transversales » : acteur, mondialisation, territoire, transition (notions transversales à l’ensemble des thèmes). Elle nous semble plutôt associer trois outils d’arrière-plan pour soutenir un discours sur le « développement différencié » des sociétés à ce mot-clé de transition.

Il est difficile de savoir si ce classement incertain résulte d’une difficulté à saisir quelle est la fonction d’un concept au service des apprentissages dans une discipline scolaire. A la différence de la notion, terme qui renvoie davantage à l’idée de rudiment, d’une approche de surface, le concept est à construire comme un outil pour penser, dont l’usage permet aux élèves d’éprouver l’efficacité tout en enrichissant progressivement sa signification. Il nous semble voir un indice de cette difficulté de penser la fonction des concepts en milieu scolaire, dans la justification de l’articulation des thèmes dans une année. Tandis que « les trois premiers thèmes visent l’acquisition des connaissances et des grilles d’analyse qui permettent de comprendre les lignes de force et les caractéristiques majeures des objets étudiés […] le quatrième est un thème conclusif qui applique l’ensemble des savoirs et compétences acquis par l’étude des trois premiers thèmes à l’étude d’une aire géographique (pays, ensemble de pays) ». Ce schéma 1° acquisition 2° application n’est de fait pas fonctionnel pour piloter des apprentissages de haut niveau.

Il est en tout cas clair que la confusion est entretenue entre « notion » et ce qui devrait être concept au vu de l’importance que le texte leur accorde ; entre concept scientifique et concept politique ; entre acception scientifique et sens commun (voir à ce sujet la façon dont « environnement » est utilisé) ; entre « vérité » et modèle d’analyse ou interprétation du réel.

« Transition » est au cœur de ces confusions. S’agit-il d’un mot-enveloppe qui sert à dire à la fin de chaque enseignement thématique que, finalement, tout est transition ? S’agit-il d’une rhétorique qui veut convaincre que les ruptures, les bifurcations, les événements ne sont pas des modes de changement social effectifs, possibles, souhaitables ? S’agit-il d’un concept générique assumé comme un outil pour analyser des configurations, un outil dont on teste la valeur (une fois ces premiers attributs identifiés) et qu’on rejette, ajuste, complexifie en fonction de ce qu’il permet de comprendre ou non ? Et si c’est le cas, il nous faut d’autres figures spatiales du changement social, ce que le début du texte propose avec « gradients » et « seuils », qu’il rattache cependant à transition.

Ce n’est pas nouveau que des notions socio-politiques médiatisées soient intégrés dans les programmes scolaires avant (ou en même temps) que les recherches en géographie aient portées sur le sujet (par exemple l’introduction de l’Europe et de la mondialisation dans les années 1990, du développement durable au début des années 2000). Mais justement par un retour sur ces expériences, des orientations méthodologiques pourraient/devraient être données pour traiter ces sujets qui relèvent de questions socialement vives.

  • Un retour constant à la France comme référent absolu
Le retour constant à la France à chaque niveau de classe révèle une prégnance de l’échelle nationale (au détriment des autres échelles). Quelle étude scientifique montre que les élèves ne savent rien sur la France qui semble être l’idée sous-jacente ? Même si le choix est justifié pour des raisons en apparence assez évidentes (la France permet de “traiter tous les thèmes”, c’est un “grand pays de l’Union européenne”), l’enjeu véritable est de savoir si cela permet de fabriquer du citoyen. A propos des élèves, il est dit plus loin de manière très allusive : “en tant que futurs citoyens, ils auront à agir dans un monde et une France en mutation”. A noter que cette nouvelle façon d’aborder la France constitue une rupture forte dans l’histoire de l’enseignement de la géographie depuis au moins 1902, voire avant. Si l’objectif semble être de favoriser l’acquisition de connaissances sur le territoire national, il convient de questionner l’efficacité potentielle en termes d’apprentissage du chapitre conclusif annuel sur la France par rapport à une année consacrée à ce thème antérieurement.

En Première

  • Une géographie des acteurs ?
L’accent est mis sur les acteurs en Première (17 occurrences en Seconde, 25 en Première). C’est dans la continuité du programme précédent qui avait déjà amorcé le “tournant territorial”. Bien que l’approche systémique des territoires soit mise en avant, ce programme de Première ne s’inscrit pas dans une logique de l’agir spatial (THÉMINES, 2016). Il ajoute même du flou en accolant le terme d’environnement au pluriel : “les interactions entre acteurs ainsi qu’entre les acteurs, leurs territoires et leurs environnements” (sic). Alors que le préambule titre sur la nécessité de “comprendre et agir”, cette finalité se retrouve très diluée dans les thèmes du programme. La principale orientation concerne les acteurs économiques (dans une volonté d’ouverture au monde de l’entreprise ?).

  • Les nouveaux venus
Dans le même esprit, est à souligner une contradiction entre le texte introductif pour le lycée et la réalité du programme qui est particulièrement net sur le sujet de la recomposition des territoires. Dans l’introduction, il est question de préparer les élèves à des choix raisonnés (1er paragraphe de l’introduction), de les aider à “confronter le savoir acquis en histoire et en géographie avec ce qui est entendu, lu, vécu” (grille des compétences travaillées) et de mettre à profit le thème conclusif pour “mener des débats” (introduction spécifique au programme de géographie de lycée seconde partie). Mais dans la présentation des points de programmes, ces dimensions ne sont pas reprises. Pourtant s’agissant là de pratiques qui sortent de l’enseignement “traditionnel”, il y aurait des orientations didactiques à esquisser. On peut faire la même remarque concernant les recommandations d’aller sur le terrain et de faire venir des acteurs en classe, en décalage avec l’approche très générale des thèmes au programme.

Les espaces ruraux sont réintroduits : une façon de répondre à la préoccupation de la désertification des campagnes ? de faire contrepoids à la vision d’un monde métropolisé (réponse au “tous urbains” de LEVY et LUSSAULT) ? La géographie scolaire servirait de terrain d’affrontement entre controverses scientifiques ou constituerait plus exactement un terrain d’extension des controverses scientifiques.

Le chapitre conclusif sur la Chine semble assez exogène par rapport au reste du programme. Il bouleverse complètement, voire explose la logique de l’étude de cas.

  • Les disparus
Les territoires du quotidien ou de proximité ont disparu, et plus aucune mention explicite n’est faite à la région où vit l’élève, comme c’était le cas dans les programmes précédents. Ce qui est, au passage, une confirmation que la figure de l’élève citoyen (en devenir) n’est pas prioritaire. Il y a bien une mention du “terrain” (deux fois) et de la rencontre avec des “acteurs locaux”, mais sans qu’un lien soit tissé avec un chapitre en particulier du programme. Or l’introduction des territoires de proximité, même s’il arrivait qu’ils soient enseignés “comme n’importe quel ailleurs” (VERGNOLLE, LEININGER, GAUJAL, 2017) avait également été un levier de transformation des pratiques, tout comme l’étude de cas : en effet, l’une et l’autre permettaient d’introduire l’espace vécu des élèves, et ainsi de mieux articuler leur expérience spatiale (la géographie spontanée) avec sa formalisation par la géographie (la géographie raisonnée) (GAUJAL, 2016). Ici justement, le local devient une échelle comme une autre, réduit au rang d'un “ailleurs” pour les élèves. Certes il est mentionné dans le tableau des capacités que les élèves doivent être en mesure de “contextualiser” et plus précisément de savoir “confronter le savoir acquis en histoire et en géographie avec ce qui est entendu, lu et vécu”. Mais concrètement il n’y a pas d’objet d’étude qui permette de tisser un lien avec ce “vécu”.

Par ailleurs, la géographie prospective qui constituait une des nouveautés des programmes de cycle 3 n’est pas reprise en lycée. Pourtant dans le cadre des territoires en recomposition, elle aurait toute sa place.

  • Quelle articulation avec le collège ?
En principe les programmes scolaires sont censés répondre à une logique spiralaire. Ayant été conçus séparément et répondant à des logiques différentes, il est bien difficile de trouver des liens de continuité entre collège et lycée, malgré ce qui est affirmé en préambule. Il s’agit plutôt de redites : voir les ressemblances du programme de 2nde et 1ere avec les programmes de 4e et de 3e, par exemple en ce qui concerne la métropolisation ou les espaces productifs. Ces nouveaux programmes sont dominés par une logique expositive, ce qui marque un retour en arrière par rapport aux tentatives menées au collège d’aller vers des programmes centrés sur des apprentissages. Les programmes sont construits sur une logique d’exposition des savoirs. On retrouve les marqueurs du paradigme positiviste tel qu’il a été décrit par Nicole TUTIAUX-GUILLON (2004).


3) Des démarches d’enseignement-apprentissage peu explicites et des capacités peu construites

  • Des études de cas hétérogènes présentées sous la forme d’un catalogue d’exemples
L’étude de cas est conservée, mais elle n’est plus obligatoire. Une “liste indicative” de cas est fournie à la suite des thèmes en forme d’illustration. On peut se demander si ce n’est pas la mort annoncée des études de cas qui avaient déjà été détournées et souvent réduites à de simples exemples. Les études de cas portent sur des cas assez ciblés, sans rattachement explicite aux thèmes d’étude. Cela est de nature à compliquer la mise en perspective de l’étude de cas L’introduction de l’Afrique australe constitue une nouveauté dans un programme de lycée : à cause de la montée en puissance des pays émergents ou pour changer de l’étude habituelle de l’Afrique subsaharienne ?

Quand il s’agit de la France, l’affaire est trop sérieuse pour se contenter seulement des études de cas. La France peut également être l’objet d’une étude de cas, mais cette étude de cas ne peut se substituer à la question spécifique consacrée à la France”. L’étude de cas appliquée à des ensembles nationaux est-elle encore une étude de cas ? C’était déjà l’un des problèmes soulevés dans les programmes précédents avec “l’étude de cas” sur le Sahara. Le problème risque d’être le même dans les futurs programmes avec les Etats-Unis qui deviennent une possible étude de cas. On observe en réalité un flottement sur ce qu’est “un cas” : le cas peut désigner un espace ou un lieu à grande échelle, mais aussi à l’échelle nationale (les Etats Unis, la France), un phénomène (le changement climatique ; le développement et les inégalités au Brésil, les modalités du développement en Russie ; les enjeux du vieillissement au Japon) ou encore une stratégie (les investissements chinois en Afrique en Première).

L’étude de cas est donc un ensemble hétérogène, instable, présenté sous la forme d’un catalogue d’exemples possibles. Pour le 4ème thème (l’Afrique australe en Seconde, la Chine en Première), l’étude de cas n’est plus mentionnée, comme si ce 4ème thème lui-même n’était qu’une vaste étude de cas : “c’est un thème conclusif qui applique l’ensemble des savoirs et compétences acquis par l’étude des trois premiers thèmes à l’étude d’une aire géographique (continent, région, pays).” La finalité de l’étude de cas ne réside finalement plus que dans l’acquisition de connaissances et non pas dans des démarches de raisonnement. L’étude de cas n’est donc plus une méthode d’apprentissage, mais un support de connaissances. Il s’agit d’une rupture majeure par rapport aux programmes de collège, qui font de l’étude de cas un point de départ, et insistent sur sa dimension “concrète” et “contextualisée”, ce qui s’est traduit aussi dans les fiches Eduscol et de manière transversale dans les programmes par la “tâche complexe”. Même si la démarche inductive de l’étude de cas a montré ses limites, conceptuelles et dans sa mise en pratique, elle permettait d’introduire une dimension concrète, en lien avec les pratiques spatiales des élèves. 

  • Des capacités sans ligne disciplinaire (géographique) claire
Une lecture didactique des énoncés de capacités proposés par ces projets de programmes peut s’articuler autour de deux questions.

Tout d’abord, les capacités formulées peuvent-elles constituer des objectifs d’apprentissage ? C’est-à-dire : cette formulation de capacité désigne-t-elle un « contenu », de la manière le moins équivoque possible, un « contenu » assorti d’une activité identifiable, donnant lieu à observables, qui le traite dans des conditions précisées et avec un niveau d’exigence attendu (critères d’évaluation de l’apprentissage) (HAMELINE, 2005). S’il ne s’agit pas d’exiger des objectifs opérationnels - dont la formulation relève du travail de conception de progression des enseignant.e.s, on peut attendre une forme d’écriture assez générique leur permettant de déduire ou générer des combinaisons progressives, originales, organisatrices de situations d’enseignement-apprentissage consistantes.

Le premier paragraphe indique une orientation générale sans précision d’aucune sorte sur les niveaux d’exigence attendus, sur les langages à faire mobiliser par les élèves, sur la structuration de la connaissance à « maîtriser », sur les caractéristiques générales d’une pensée disciplinaire qu’il s’agirait de s’approprier : « À l’issue du lycée, les élèves doivent être capables de maîtriser des connaissances fondamentales diverses, de se confronter à des sources, d’analyser des documents, de prendre des notes ainsi que de mener un travail personnel ».

Le tableau des capacités précise partiellement cette orientation générale. Distinguons trois niveaux de précision ou d’imprécision. Il y a les énoncés qui peuvent relever d’objectifs généraux, plutôt univoques, généralement ceux qui correspondent aux plus faibles niveaux de difficulté (« Nommer et localiser les grands repères géographiques ainsi que les principaux processus et phénomènes étudiés »). Une deuxième catégorie correspond à des énoncés qui désignent des opérations qui pourraient donner lieu à comportement observable, si des conditions nécessaires de pertinence des situations étaient précisées, ce qu’elles ne sont pas : « Identifier les contraintes et les ressources […] d’une situation géographique ». Oui, mais pour qui ? de quel point de vue ? avec quel référentiel ? Et on peut distinguer une troisième catégorie, plus floue encore, où l’énoncé ne renvoie pas explicitement à un contenu et à des conditions d’activité précises. « Confronter le savoir acquis en histoire et en géographie avec ce qui est entendu, lu et vécu ». C’est d’une certaine façon tout le mouvement de la pensée et du travail scolaire dans une discipline de sciences humaines, qui est ainsi désigné ; un double mouvement d’ancrage dans la pensée sociale des élèves (et des adultes) et de mise à distance de cette pensée au moyen d’opérations de pensée disciplinaire (pour nous, géographique) qui permettent de la tenir sous contrôle (CONSIDÈRE, 2017, parmi de nombreux travaux sur le rôle et le fonctionnement des représentations sociales dans les apprentissages en géographie).

Deuxième question, justement : ces capacités, formulées ou non en termes d’objectifs, sont-elles disciplinaires ? Dans quelle mesure reflètent-elles une vision claire de la discipline, de ses exigences intellectuelles, de ces opérations de pensée ?

A cette deuxième question, la réponse est que nous avons des énoncés disciplinaires de surface, mais pas la désignation claire de telles opérations. L’ensemble des capacités formulées sous l’appellation « S’approprier les exigences, les notions et les outils de la démarche historique et de la démarche géographique » est saupoudrée de mentions de la géographie comme de l’histoire (énoncé de surface), mais sans que ces démarches (pourquoi au singulier ?) disciplinaires ne soient codifiées. Les termes d’analyse, d’approche, de questionnement sont proposés (toujours qualifiées de géographiques ou d’historiques) comme quasiment interchangeables.

Les opérations de pensée caractéristiques de la discipline géographique ne sont pas nommées. Peut-être faut-il rappeler que pour travailler avec la pensée sociale enracinée dans les pratiques et les représentations de chacun.e, avec le déjà-là des élèves, l’enseignement de la géographie peut s’appuyer sur des opérations assimilables à un contrôle disciplinaire de cette pensée, spécifique à la géographie. De nombreux géographes (BRUNET & al., 1992 ; RETAILLE, 2000 ; FERRIER & al., 2005 ; LUSSAULT, 2009 ) montrent que ces opérations se développent dans trois directions : le repérage de formes de différenciation spatiale produites par les sociétés ; la reconnaissance d’organisations de l’espace où s’expriment des conceptions du monde, des projets politiques et des rapports inégaux ; l’évaluation de situations territoriales ou territorialisées (de groupes sociaux) au regard de critères, de normes, de modèles admis ou à mettre en débat (modèles de développement, modèles de société et de citoyenneté, modèles d’aménagement des territoires, modèle de justice sociale, etc.) (THÉMINES, 2016). Pourquoi ne pas l’écrire, d’autant que ce sont ces opérations, mobilisables selon différentes démarches, certaines plus déductives que d’autres plus empiriques, d’autres alternant encore les modes, qui permettent de construire des concepts spécifiquement disciplinaires en outils pour penser – et non seulement d’apprendre à « employer les notions et le lexique acquis en histoire et en géographie à bon escient ». Ce qui nous conduit maintenant à nous intéresser à la structure du savoir proposé comme contenu des propositions de programme par année.

Dans le tableau récapitulatif, les capacités semblent mises au même plan que les méthodes. La distinction entre compétences et capacités n’est pas vraiment explicitée. Les compétences citoyennes semblent plus précises mais elles restent déconnectées du traitement des programmes. S’agissant des compétences numériques, qui apparaissent à plusieurs reprises, on ne peut qu’être surpris par leur faible degré de formalisation : le numérique, ça sert à faire “des cartes, des graphiques et des présentations” (sic). Il s’agit d’une approche réductrice et pour le moins utilitariste du numérique.

La cartographie numérique est introduite, ce qui constitue en soi une nouveauté (GENEVOIS, 2011). Mais le croquis de synthèse est conservé et même renforcé. Il est cité à plusieurs reprises sans véritable cohérence d’ensemble. En classe de Seconde il s’agit de transformer “un texte en croquis”. En Première, “le croquis est l’aboutissement d’un travail de description, d’analyse et de synthèse”. On perçoit une vague progressivité dans les apprentissages cartographiques en Première où il s’agit d’aller vers “des croquis plus complexes” (oui mais comment ?). Du point de vue des capacités, il s’agit de “savoir lire, comprendre et apprécier une carte, un croquis, un document iconographique, une série statistique » (de manière indistincte ?). "Apprécier" une carte, dans quel sens au juste ? On est toujours dans le flou sur le croquis de synthèse : “synthèse” du cours à restituer par coeur ou synthèse des réflexions de l’élève capable de montrer l’organisation et les dynamiques d’un territoire ? Au lycée et en partie au collège, c’est l’épreuve du croquis de synthèse au baccalauréat qui détermine en amont les pratiques cartographiques (GENEVOIS, 2013). Faute de bilan concernant l’épreuve actuelle de croquis au baccalauréat, il semble difficile d’y voir clair sur les attendus concernant un exercice devenu quasiment un rituel.


Conclusion

Plusieurs éléments permettent de juger de la “valeur” d’un programme :
  • sa capacité à répondre aux attentes sociales du moment : des attentes sociales confondues avec des thèmes à la mode ? De trop fortes attentes extérieures vis à vis de l’école ? 
  • sa capacité à innover (on a du mal à voir où sont ces innovations) et à permettre aux enseignants de tester de nouvelles pratiques. Les outils mis à leur disposition et dont ils s’étaient saisis (l’étude de cas, les territoires de proximité) sont dénaturés. En l'absence de réflexion sur sa plus-value et son efficacité réelle référée à des démarches et à des situations, l'utilisation du numérique a peu de chance de devenir un outil de changement des pratiques.
  • sa “faisabilité” et son “acceptabilité” par les enseignants. Or ceux-ci n’ont pas vraiment été associés à leur élaboration. Par manque d’organisation conceptuelle, de hiérarchisation, de mise en rapport des notions, on est encore dans la surcharge de thèmes et le catalogue de notions.
  • son “appropriabilité” par les élèves : on est plutôt dans une déconnexion entre collège et lycée. Alors que les derniers programmes de collège commençaient à amorcer le virage vers les compétences et la prise en compte de ce que les élèves pouvaient réellement apprendre en dehors même de ce que les enseignants devaient enseigner, ces programmes de lycée semblent mettre l’accent sur “l’enseigné” (à défaut de l’enseignable) et non vraiment sur “l’appris” (à défaut de l’apprenable).

Du point de vue de leur mise en oeuvre, ces programmes questionnent quant à leur fiabilité et leur clarté disciplinaire
, qualités pourtant nécessaires à un enseignement fondé sur la confiance en la prescription. Cela interroge la fabrique même des programmes qui s’apparentent à du “travail en chambre” dans une logique de cumulativité et de forte amplitude des thématiques à aborder (BARON-YELLES, 2012). Les programmes scolaires doivent cesser de vouloir ressembler à de savants édifices pour essayer de contenter toutes les demandes et de satisfaire toutes les “attentes” (LEFORT, 2010). Il faut se pencher sérieusement sur la matrice disciplinaire que l’on veut construire, et le faire collectivement, avec celles/ceux dont c’est le métier de la faire partager.

Dans le contexte de la réforme du lycée, ils s’inscrivent dans une forme de violence institutionnelle, de mépris pour le métier : mise en concurrence entre les disciplines, contexte tendu concernant le choix des options et des horaires au niveau des établissements, grande incertitude voire malaise des enseignants sur ce qu’ils doivent vraiment enseigner et comment le faire face à ces contradictions (surtout dans un contexte d’empilement des réformes et de réduction drastique des moyens de formation). La “valse des instructions officielles” qui semble s’accélérer depuis plusieurs décennies (CHEVALIER, 2003) accroît encore les difficultés et les inquiétudes des enseignants.

In fine, ces programmes révèlent une difficulté, voire un renoncement à penser les programmes en termes de curriculum. Ce qui aboutit à une hyperfocalisation sur les contenus (le quoi enseigner), alors qu’il faudrait donner plus de lisibilité, de cohérence dans les grandes lignes et de marges de manœuvre aux acteur.rice.s que sont les enseignant.e.s (le comment enseigner). Plus qu’à un exercice programmatique relevant d’une commande hiérarchique, la fabrique des programmes devrait, autant que faire se peut, donner lieu à des formes de concertation et de réflexion didactique et pédagogique beaucoup plus en amont.



Références

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