Compte-rendu du Colloque Objets pour apprendre, objets à apprendre : Quelles pratiques enseignantes pour quels enjeux ? (Amiens, 11 et 12 juin 2019)
Xavier Leroux, Jean-François Thémines
Ce colloque imaginé par et autour de Joël Bisault et Roselyne Le Bourgeois (Université de Picardie Jules Verne, ESPE de l’Académie d’Amiens, CAREF) avait pour but de déterminer la place et le rôle des objets mis au centre de pratiques enseignantes ordinaires ou innovantes, de la maternelle à l’université, en France ou dans d’autres contextes nationaux. Il cherchait à faire se rencontrer les domaines disciplinaires (sciences, littérature jeunesse, histoire, géographie, mathématiques, etc.), les regards de praticiens, de formateurs et de chercheurs.
Son appel à communications démarrait sur une forme de définition didactique de l’objet, ouverte, non exhaustive, interrogative et rattachée à des pratiques :
L’objet doit être considéré dans sa matérialité permettant des rencontres sensibles et sous d’autres aspects : production, œuvre, signe, etc. permettant différentes rencontres pratiques et intellectuelles Mais il ne s’agit pas seulement pour un professeur, dans un cadre plus ou moins contraint, d’introduire des objets en classe. Il s’agit d’instituer une « pratique », une « manipulation » des objets par les élèves, selon des approches qui se démarquent d’une conception de l’enseignement héritée de la scolastique, où la parole et le texte sont censés suffire pour former les esprits. Alors, comment introduire les objets en tant qu’« alliés » de l’enseignant et du formateur mais aussi « alliés » des élèves dans leurs apprentissages ? Quelles pratiques mettre en œuvre pour que ces objets soient des « passeurs » efficaces, avec des élèves qui interviennent dans les dispositifs ? Comment ne pas étouffer le potentiel de ces dispositifs par un encadrement trop strict des activités et une formalisation trop précoce des attentes des enseignants ?
Pris en charge par le(s) langage(s), les objets sont dotés d’une autre existence en ce que, à l’école, ils sont nommés et catégorisés, décrits et détaillés, pris dans divers « récits », supports de sensations et d’émotions : le caillou devient personnage dans le jeu symbolique, cristal en physique, unité de compte en jeu d’awalé, image de la non-conscience en philosophie, thème en poésie, etc. Quelle attention accorder, en contexte d’enseignement-apprentissage, aux discours sur les objets ? Quels rôles joue la mise en mots des objets ? Comment articuler, équilibrer le travail sur l’objet et les discours ?
Enfin, l’objet est médiateur et permet à des personnes de se retrouver autour de quelque chose. Ce sont les « objets actants » qui assignent à des rôles et peuvent le cas échéant entrer en concurrence avec le projet du professeur, limiter ou contourner les usages prévus par lui. Au-delà du technique, la question est alors celle politique de la formation au fonctionnement d’artefacts, en particulier numériques, lequel échappe à la majorité de leurs utilisateurs. Transformer par la pratique le rapport éthique que les humains entretiennent avec les objets technologiques actuels, et plus généralement « le » technique, devient indispensable.
Dans sa conférence inaugurale : Au rayon du matériel didactique : investiguer les fonctions et les usages des objets du monde scolaire, Joël Lebeaume (Université Paris-Descartes, EDA) a repris et développé ces questions, les organisant en fonction des résumés des communications annoncées, pour proposer un cadre de questionnement partagé.
Partant de l’idée que les objets sont constitutifs de l’enseignement et des recherches en didactiques, il en a d’abord sérié les enjeux de la présence à l’école : enjeux institutionnels (aspects règlementaires), enjeux économiques (le marché des « fournitures » scolaires, une industrie, un commerce, une logique d’innovation économique), enjeux politiques (les objets associés aux contenus d’enseignement à caractère stratégique : robots et enseignement de programmation informatique).
Comme chercheurs, une première nécessité s’impose qui est celle de construire une distance avec l’existence scolaire vite naturalisée de ces objets, alors même que tous ont acquis des droits d’admission, non sans débat. Tout nouvel admis modifie en effet plus ou moins localement la culture scolaire (voir le conflit de la plume et du stylo bic). Ce qui est aussi une manière de rappeler fortement l’ancrage matériel de toute culture, y compris la culture scolaire. Des objets trament la culture de l’école, avec ses différences internes (les environnements matériels des voies générale, professionnelle et technologique du secondaire) et contribuent à produire des décalages dans la compréhension de celle-ci pour un certain nombre d’élèves.
S’agissant de l’étude des pratiques scolaires de/avec ces objets, Joël Lebeaume souligne d’abord la tendance des chercheurs présents à associer des qualificatifs au mot objet pour en préciser, délimiter les fonctions. Ainsi de l’objet transitionnel, médiateur, inducteur, interface, catalyseur. Il invite à entrer dans l’étude par le point de vue sur l’objet. Quel(s) point(s) de vue sur l’objet intéresse le chercheur ? Quelles variables (de position, d’intention, de culture, etc.) déterminent les points de vue de professeurs, d’élèves, d’institutionnels, de parents, etc. ? Quels malentendus, ajustements, ouvertures en découlent pour quels apprentissages ?
Joël Lebeaume rappelle l’utilité de certains modèles ou concepts généraux de didactiques pour appréhender et construire un cadre de saisie de ces points de vue, par exemple la notion de matrice disciplinaire au sein de laquelle Michel Develay (1992) fait une place aux objets, matérialisant une discipline, y organisant des coutumes didactiques, et évoluant en même qu’évolue la matrice disciplinaire. Les usages des objets peuvent aussi être interrogés à partir du modèle proposé par Joël Lebeaume pour donner à comprendre la genèse de l’éducation technologique au collège, à savoir le type de cohérence construit entre les tâches proposées aux élèves, leurs visées éducatives et leurs références (Lebeaume, 2011). Le concept de conscience curriculaire peut aussi être convoqué pour penser l’objet en situation scolaire, au cœur des interactions curriculums-acteurs, sur le mode de procédés d’indexation, par les élèves, de ce qu’ils sont en train de faire, à des catégories de situations, de contenus, etc. (Lebeaume, 2013).
En dehors de cette conférence inaugurale, nous ne mettrons l’accent ici que sur trois communications ayant un rapport direct ou incident avec l’enseignement de la géographie. Ce qui est quelque peu trahir l’esprit de ce colloque ouvert, réellement interdisciplinaire et interprofessionnel. D’autres compte-rendus et des publications à venir assureront certainement ce tissage et la poursuite des dialogues.
La carte et le jeu : objets pour apprendre les repères géographiques à l’école élémentaire
Xavier Leroux, Université d’Artois, Discontinuités
Xavier Leroux a présenté une expérience conduite comme professeur des écoles dans une classe de CM2 où il a été question de concevoir et de réaliser un jeu visant à l’acquisition par les élèves d’un certain nombre de repères spatiaux à placer sur des cartes murales en fonction d’éléments de caractérisation et de localisation. Ces repères spatiaux sont choisis par les élèves. A un recueil initial écrit de repères en début d’année scolaire, répondent différentes relances du professeur au cours de l’année pour en étoffer la liste. Les élèves catégorisent et proposent des critères d’identification de ces repères, fabriquent des sortes de fiches comportant images et caractérisation de ces lieux. Ces fiches sont ensuite fixées sur des cartes murales (France, Europe, Monde) ; ce qui permet de palier la non-utilisation de cartes figées au mur et déjà remplies pour lesquelles aucune manipulation n’est possible. L’expérience vise à installer les repères indispensables à l’apprentissage de la géographie, autrement que comme une nomenclature sèche, détachée des thèmes auxquels s’ancre leur caractérisation. Les lieux sont alors appréhendés au travers de leurs attributs géographiques et non de leur seule localisation. La matérialité des objets (cartes murales, petites fiches et/ou cartes de caractérisation des lieux), leur fabrication et les manipulations (affichage) soutient plusieurs dimensions des apprentissages géographiques, en particulier 1° leur caractère collectif et partagé, puisque ces repères, visibles et travaillés, sont issus pour une bonne partie de propositions spontanées d'élèves ; 2° leur caractère opératoire : les repères deviennent ainsi des outils pour aborder « le reste » de la géographie dans un esprit plus analytique.
La carte à l’École du Socle : un objet à apprendre
Sylvie Considère, ESPE de Lille Nord de France,
Anne Glaudel, Université de Reims Champagne-Ardenne,
Thierry Philippot, Université de Reims Champagne-Ardenne, Maud Verherve, Académie de Lille
La communication de Sylvie Considère, Anne Glaudel et Maud Verherve a pris appui sur une recherche en cours, intitulée « Géo du Socle », qui a pour objet les apprentissages que construisent en géographie les élèves de l’école élémentaire et du collège. Une équipe d’enseignants-chercheurs et enseignants a mis en œuvre, dans 7 académies de métropole et d’outre-mer, un protocole de recueil de productions graphiques d’élèves de CM1, CM2, 6ème et 3ème. Il s’agissait pour les élèves de répondre à la consigne suivante, sur un fond de carte d’une île fictive : « aménager l’île pour qu’une société puisse y vivre ». L’exposé a présenté ici l’analyse de quelques productions provenant de ce vaste panel (80 analysées plus finement).
Les chercheurs ont souhaité savoir quels types de savoirs, scolaires et non scolaires, géographiques ou non, largement partagés ou plus personnels, sont mobilisés par les élèves dans cette situation de production et quelles pratiques graphiques sous-tendent leurs productions. Rappelant que la connaissance se construit par les pratiques et les savoirs, eux-mêmes issus des sphères scolaire et sociale, et que la carte est un discours, du plus spontané au plus raisonné, les intervenantes ont pu aboutir à une classification entre cinq catégories d’espaces représentés, du plus intime ou plus vaste : des microzones, des bassins de vie, des villes, des régions et des Etats. Ce qui ressort également est l’absence assez fréquente de réseaux pour relier et donc organiser les diverses parties de l’espace pris dans sa globalité, au mélange des représentations graphiques conventionnelles et personnelles, à la place solide de l’écrit (soit comme « enseigne » chez les plus jeunes, soit comme légende chez les plus grands).
De quoi interpréter le monde et exercer sa pensée critique. Des objets tangibles aux cartes interactives pour se déplacer et apprendre l’espace : quelques exemples de situations d’apprentissage avec des enfants déficients visuels
Quentin Chibaudel, Christophe Jouffrais, Bernard Oriola
Université de Toulouse 3, IRIT Katerina Fibigerova, Université de Toulouse Jean Jaurès, CLLE
Représenté par Quentin Chibaudel, étudiant en post doc dans le domaine « Automatique, Productique, Signal et Image, Ingénierie cognitique », la réflexion collective exposée dans cette communication intéressera, outre les psychologues, les informaticiens et les professionnels de l’accompagnement des personnes en déficience visuelle, les géographes et les didacticiens de la géographie, puisqu’il était ici question d’appréhension de l’espace chez les jeunes déficients visuels. Le projet ACCESSPACE est un projet exploratoire qui, en psychologie, vise à mieux comprendre les relations entre le développement du langage et les compétences spatiales dans des situations de coopération. Les objets à disposition pour accompagner les personnes en situation de handicap peuvent être numériques (applications), physiques (canne blanche), hybrides (canne connectée) et peuvent également convoquer des cartes interactives. Le projet a aussi l’ambition en informatique, et plus précisément dans le domaine de l’Interaction Homme-Machine (IHM) et des technologies d’assistance, de concevoir des prototypes d’objets permettant d’améliorer l’acquisition de connaissances spatiales, surtout lorsqu’elles impliquent des référentiels spatiaux différents (égo- vs. allocentré).
Deux exemples ont été proposés pour appuyer l’idée d’un apprentissage de l’espace par la coopération :
- la « Tangible box », une boîte sur laquelle on pose un objet aimanté au dessus et au dessous d’un plateau et dont une caméra filme le déplacement. A l’aide d’un retour sonore adapté, l’utilisateur sait qu’il a validé, ou non, tel déplacement sur la carte ;
- le support « Mascot » qui simule une chasse au trésor où l’explorateur, déficient visuel, se trouve dans une salle préalablement aménagée (simulant un espace inconnu) et le guide, ayant la carte, dans une autre. La collaboration est ici très fine car l’accompagné doit attendre d’avoir la meilleure représentation possible de la situation avant de prendre une décision de déplacement dans cet espace inconnu. Le temps s’invite ainsi dans l’espace inévitablement.
Deux objets pour apprendre un espace à partir de repères allocentrés (mobilier dans la pièce) ou égocentrés (sa droite ou sa gauche) et une invitation à se questionner sur les échelles de proximité moins immédiate, par exemple pour enseigner la géographie dans ce contexte de déficience visuelle, l’approche sensible et les autres sens pouvant évidemment être convoqués.
Références citées
Michel Develay, De l’apprentissage à l’enseignement, Issy-les-Moulineaux, ESP Editeur, 1992.
Joël Lebeaume, « Cohen-Azria Cora, Lahanier-Reuter Dominique & Reuter Yves (dir.). Conscience disciplinaire. Les représentations des disciplines à la fin de l’école primaire, Revue française de pédagogie [En ligne], 185 | 2013, URL :
http://journals.openedition.org/rfp/4320
Joël Lebeaume, L’éducation technologique au collège : un enseignement pour questionner la refondation du curriculum et les réorientations des disciplines, Éducation et didactique [En ligne], 5.2 | 2011. URL :
http://journals.openedition.org/educationdidactique/1178