Séminaire ApprEs 2020-2021
Session 3 : Les élèves et la réflexion sur les espaces scolaires
CR par Jean-François Thémines
- Claire de Saint Martin (Cergy-Paris Université, membre du collectif ApprEs) : De la place géographique à la place sociale des élèves de CLIS 1
Jusqu’en 2014, les élèves porteurs de troubles des fonctions cognitives et de troubles envahissants du développement pouvaient être orientés en CLIS 1 (CLasses pour l’Inclusion Scolaire), mais devaient cependant connaître des temps de scolarisation en classe ordinaire. Ils étaient ainsi les seuls élèves à occuper plusieurs places dans l’école.
La CLIS peut alors être considérée comme le lieu de la liminalité, mettant des élèves aux marges de l’école. Mais ces élèves, que peuvent-ils dire de leur(s) place(s) dans l’école ?
Claire de Saint-Martin rapporte des résultats d’une recherche conduite en 2013 avec 29 élèves de trois CLIS 1 de la région parisienne. Pour appréhender la question de leur place dans l’école, ces élèves ont pris différentes photographies et c’est à partir de celles-ci et du dispositif de co-analyse mis en place avec eux qu’est proposée une analyse de leur situation de liminalité.
Le propos se développe en trois points.
Premièrement, une définition du concept de liminalité, issu de l’anthropologie (Van Gennep) qui désigne ainsi les trois rites de passage par lesquels des individus changent de statut : rite de séparation, rite de marge, rite d’agrégation. Le concept est repris/transformé par l’anthropologue américain Murphy (devenu tétraplégique) pour désigner la frontière entre le normal et l’anormal. La situation de liminalité est celle de personnes en situation de handicap placées au seuil de la société, ni complètement rejetées, ni non plus pleinement dans le fonctionnement social « normal ». Ce qui correspond à la situation d’élèves en CLIS : ils peuvent entrer dans une école et participer de sa vie sociale tout en étant le plus souvent tenus à distance de la majorité des élèves (salle réservée). Cette liminalité produit des effets, notamment de méconnaissance de cette classe par le reste de l’école et encourage la désignation de ces élèves comme des handicapés.
Claire de Saint-Martin se saisit de ce concept depuis le cadre théorique de la socio-clinique institutionnelle (Monceau) pour laquelle toute institution est traversée par des contradictions, par des conflits, dans lesquels toute personne en lien avec elle est impliquée. Le chercheur va utiliser des analyseurs tels que des objets, des personnes, des lieux, pour permettre à chacune d’expliciter son rapport à l’institution. Sa position est de considérer à l’instar de la sociologie de l’enfance que ces élèves sont des acteurs faibles. Ils sont des personnes capables, avant d’être des élèves défaillants ou à besoins particuliers. Ils ont une expérience des situations et peuvent faire quelque chose de cette expérience.
Le dispositif de recherche a été co-construit avec les enseignantes. La chercheure a été présente une demi-journée par semaine dans chacune des trois classes pendant plusieurs mois. A la première séance, elle est venue avec un appareil photo et leur a demandé de prendre une photo de la place qu’ils préfèrent dans la classe, de la place qu’ils n’aiment pas dans la classe, de la place qu’ils préfèrent dans l’école, qu’ils n’aiment pas dans l’école. Puis les photographies ont été rapportées pour que chacun les présente.
Deuxième temps, Claire de Saint-Martin présente les principaux résultats de la recherche.
Les élèves ont tout d’abord une conception large de la place, puisque cela peut-être des murs, des tableaux, des porte-manteaux.
On peut distinguer dans le corpus des espaces formels (fonction précise assignée par les professeurs) et des espaces informels (espaces plus flous aux fonctions moins nettes)
L’espace formel le plus photographié est la classe d’inclusion sans doute parce que leur insertion spatiale dans cette classe fait qu’ils ont ainsi une place dans l’école. Pour autant, certains la dénoncent car ils s’y sentent en grande difficulté. On doit y voir une première contradiction institutionnelle : c’est surtout dans la classe dite d’insertion que ces élèves se sentent handicapés.
Espace informel, la cour est largement photographiée. Dans une Clis, un groupe très cohérent s’est approprié un coin de la cour et le photographie beaucoup.
La place la plus représentée est la table individuelle, 15 fois en positif et quatre fois en négatif. C’est finalement la seule place qu’ils peuvent revendiquer et c’est aussi le lieu du travail personnel où ils reçoivent une aide individuelle. Mais elle est aussi un lieu de sociabilité avec ses voisins. Car, par ailleurs, ces élèves connaissent mal les autres élèves de l’école : ils vont peu dans la classe d’insertion et ils ne fréquentent pas les autres élèves en dehors de l’école car ils n’habitent pas le quartier d’où proviennent ces autres élèves.
Troisième temps : que peut-on dire de la liminalité de la CLIS ?
Elle dépend de nombreux facteurs.
Un facteur environnemental et structurel : les élèves sont isolés géographiquement, même s’il existe quelques échanges en classe d’insertion et lors de temps informels.
Un facteur social et culturel : cet isolement entretient la représentation d’élèves handicapés. Le terme est utilisé comme une insulte à leur encontre. Ils dénoncent l’hostilité dont ils font l’objet : “ils pensent que nous dans la clis, on est bêtes”.
Un facteur institutionnel : être handicapé est un stigmate dénoncé par certains élèves qui estiment à juste titre ne pas être à leur place en Clis : enfants de gens du voyage, enfants placés là pour suspicion de violences familiales.
On peut cependant parler d’une liminalité bénéfique : ils reconnaissent que la structure leur permet de maintenir dans ce statut d’élève de l’école, mieux que s’ils étaient tout le temps avec les autres. Au fil des années, ils augmentent leur temps en classe ordinaire, mais le retour complet en classe ordinaire est très rare. La liminalité est le plus souvent une situation pérenne.
Les questions portent sur :
-la méthodologie de production d’images par les enfants : elle nécessite des précautions pour ne pas produire des effets d’imitation (c’est fait sous la forme d’un jeu, chacun doit réfléchir et dire à l’oreille de la chercheure, puis ils vont prendre la photo. En deuxième semaine, chacun présente ses photos aux autres (3 ou 4). En troisième semaine, Claire de Saint-Martin revient avec un tableau de composition des photographies, demande aux enfants de le regarder en silence et demande : qu’est-ce que vous avez à dire ? Ensuite, les photographies ne sont plus utilisées pour ne pas empêcher la réflexion sur les thèmes proposés aux élèves ;
-le choix des terrains et la réception par les parents : assez aléatoire, par une ancienne collègue, une connaissance et une conseillère pédagogique. Cela a été une activité scolaire, donc les enseignants n’en ont pas spécialement parlé aux parents. Dans l’une des Clis, une exposition a été organisée pour les parents les photographies et des légendes choisies par les élèves parmi les synthèses que faisaient la chercheure de chacune de leurs discussions. Deux mères ont assuré qu « il faut montrer les résultats de cette recherche à l’inspection ».
Dans l’autre Clis, à la fin des séances de réflexion collective, les élèves ont décidé d’écrire une lettre aux autres élèves en commençant par “arrêtez de dire qu’on est bêtes, on a des difficultés”… et sont passés les présenter individuellement dans les classes. Il y a eu peu de retour : deux classes et une classe où les élèves ont écrit des mots individuels.
-les conditions pour une liminalité bénéfique : cette liminalité est bénéfique parce que les élèves identifient leur maintien dans l’école à leur placement en Clis. A 6-7 ans, ils sont caractérisés par les enseignants et autres élèves comme des élèves nuls. La Clis leur permet de reconstituer leur sociabilité et d’avancer dans leurs apprentissages. Dans la Clis, ils se sentent à leur place, mais ils peuvent aussi se positionner du côté de la normalité en considérant l’élève stigmatisé physiquement. Même si l’enfant stigmatisé fait aussi partie du groupe.
- la place incarnée par la table individuelle comme un des rares lieux d’intimité, mais se construit de façon différencié selon les milieux scolaires : primaire, collège et lycée où il y aurait un déficit de lieu à soi plus fort qu’à d’autres niveaux. Ce qui rend encore plus compliqué que l’établissement scolaire soit considéré comme un lieu de vie en France.
Enfin, un rappel de contexte : il n’y a plus de Clis après 2015. Le pupitre individuel tend maintenant à être celui de la classe de référence.
- Agathe Chiron (Architecte - designer. Chercheuse aux Arts déco) Associer les élèves et les enseignants pour des projets architecturaux
Agathe Chiron commence par se présenter : designer travaillant souvent pour des maitrises d’ouvrage (des départements quand il s’agit de rénover ou de reconstruire des collèges). Elle a un rôle d’assistance à maitrise d’ouvrage (AMO), soit une fonction de pivot entre les usagers et la maitrise d’ouvrage.
Elle montre le déroulé classique de construction d’un nouveau collège. Le service Patrimoine porte la commande. C’est à l’AMO de mettre ensuite en musique les intentions pédagogiques et les ambitions politiques portées par le projet de collège. Vient ensuite la réalisation avec un architecte, un ingénieur, parfois des paysagistes. Puis les équipes pédagogiques et de direction sont nommées. Elles n’ont donc jamais été associés au processus en amont.
Dans les deux cas présentés, dans le Val d’Oise et la Loire-Atlantique, le processus est différent.
Cergy. Collège de la Justice
Il s’agir d’expérimenter pour un collège à rénover une démarche cadre qui vaudra pour l’ensemble des programmes du département. Le processus démarre avec les usagers.
Le travail a porté sur notamment sur les espaces de détente, en alternant ateliers théoriques et ateliers pratiques, en incluant enfants classes de Segpa, d’Ulis ou ordinaire.
Pour la cour de récréation, il s’est agi de détournement de mobilier déjà existant dans les stocks du département. De sorte que les élèves puissent être ensemble, en groupe, contrairement aux bancs qui ne permettent que d’être assis les uns à côté des autres. L’expérimentation a été conduite à l’échelle 1 dans la cour pour révéler de nouveaux usages. Beaucoup d’enfants ont réclamé des dossiers : il est difficile de se détendre sur des bancs.
De la même façon, un hall énorme et vide, interdit pendant la récréation a été investi pour qu’ils puissent être utilisé. Les surveillants ont accepté son usage pour les permanences. Ce qui a eu pour effet de désengorger les permanences et d’en changer l’ambiance. Un autre effet colatéral a été la fin des dégradations dans les sanitaires. Car les élèves ont avec ce hall pu disposer d’espaces chauffés de qualité qui leur évitaient de faire salon dans les toilettes (chauffées).
Il a été difficile d’entrer en dialogue avec les enseignants pour travailler sur les salles de classe, mais cela a été possible à partir du moment où une professeure a fait une sorte de formation sur les espaces scolaires et ce qu’on pouvait en faire. Le projet a alors cessé d’être un truc de designer. Il a pu être proposé une très grande salle de classe en cassant une cloison (120 m2) avec diverses modalités possibles sur des temps différents. On ne peut pas repenser les espaces sans repenser les temps. Une salle plus petite a été proposée : une salle cocon, avec un coin de détente où les enfants qui décrochent vont se réfugier.
Nantes Collège Renan
Ce collège en REP n’est pas parvenu à produire de la mixité malgré des options, des classes CHAM. Il est reconstruit à 900m de l’établissement. En 30 ans, le public du collège a beaucoup évolué et le climat y est éprouvant au quotidien (Agathe Chiron y a été élève). Le Conseil Départemental a fait le choix fort d’une opération conjointement portée par les services du patrimoine, de l’éducation et de l’innovation, autour d’une démarche de design de service.
Agathe Chiron présente les outils de l’AMO (beaucoup de visuels qui soutiennent l’animation des ateliers) réalisée en collaboration avec Pascal Ferren urbaniste et philosophe de formation. Le cabinet d’architecte n’est pas encore choisi. La démarche comporte plusieurs temps.
Premier temps : immersion et entretiens avec des usagers, d’où sortent 9 thématiques.
Deuxième temps : explorer les intentions, comprendre qui sont les acteurs (pas seulement les enseignants) pour ensuite pouvoir bien saisir les choix et les arbitrages. Explorer les angles morts (propositions adultes soumises aux élèves et inversement). En direction des enfants, des images ouvertes ont été proposées à partir desquelles ils ont pu exprimer leurs ressentis et leurs souhaits concernant les différents lieux (salles de classe, toilettes).
L’ensemble de la communauté éducative est amené sur le site du futur collège : rassurer, discuter aussi. Apparaît la nécessité d’avoir une reconnaissance et une fierté d’entrer dans ce bâtiment, d’où l’importance du portail (Buckingham Palace et pas un portail de prison comme devant les collèges actuels). Importance de l’état de propreté ou de dégradation de la façade qui est vue comme un signe de la façon dont ils sont considérés.
Agathe Chiron montre qu’il est nécessaire de travailler sur les documents qui seront communiqués à l’architecte. Dans un programme fonctionnel classique, dominent les schémas, les tableaux excel et les encadrés utilisant un vocabulaire incompatible avec un projet politique ou pédagogique ambitieux : « bloc sanitaire », « salle banalisée », présentation en dernier lieu, après les sanitaires et la maintenance, des salles de Segpa. Il a donc été nécessaire de produire une pièce complémentaire : un cahier de prescription des usages, dont la fonction est d’expliciter le projet pédagogique, les points saillants pour les enseignants, la mixité avec les Segpa, la transformation du CDI, etc. Le document est nourri de verbatims (élèves, professeurs, chef d’établissement, etc.) pour que les architectes saisissent mieux qui est le public pour qui ils vont construire cet établissement.
La discussion porte sur :
-les variations dans les manières d’habiter les établissements. Dans un gros lycée de l’académie de Nantes disposant d’un internat, les élèves sont ceux qui habitent le plus l’établissement. S’ils en ont une vision carcérale, cela a un impact d’autant plus fort.
-la possibilité de faire lien avec les enseignants via le réseau Canopé et ses ateliers.
-la responsabilité quant aux changements d’espace et de mobilier. A Cergy, le cadre d’expérimentation permet de ne pas trop se focaliser sur les normes… il y a une certaine tolérance pour mettre en œuvre ces éléments. Même si on se pose quand même les questions.
Dans le hall, on a bien sûr installé les mobiliers en respectant les sorties de secours en cas d’incendie, pour que cela ne bloque pas ensuite. Il y a aussi la question de la surveillance qui amène au départ des freins. Il s’agit de comprendre où sont les points de blocages. Par exemple dans le grand hall, à Cergy, la surveillance est assurée par un AED (entre sanitaires et hall) et une professeure documentaliste (on a changé son bureau de place pour qu’elle puisse voir aussi). On teste une solution et on éprouve les lieux sur un certain temps. Les enfants ont bien compris que s’ils voulaient avoir 200m2 de couverts chauffés, ils ne devaient pas courir ni se taper dessus. Au final, ils sont très respectueux.