CR de thèseMédéric Briand (2014). La géographie scolaire au prisme des sorties : pour une approche sensible des sorties à l'école élémentaire. Doctorat en géographie, Université de Caen Basse Normandie, 519p. En ligne.Compte-rendu par Sophie Gaujal, août 2017
Soutenue en 2014, la thèse de Médéric Briand intéresse la didactique de la géographie à plusieurs égards. Tout d’abord parce que c’est l’une des rares thèses en didactique soutenue ces dernières années, dans un champ de recherche encore trop peu investi. Ensuite parce qu’elle est publiée par un « praticien-chercheur » : entendre par là un chercheur qui fait de sa propre pratique son terrain de recherche, et expérimente avec ses élèves les dispositifs pédagogiques qu’il conçoit dans le cadre de sa recherche, au service de leur apprentissage et de la formation des enseignants. Médéric Briand est en effet enseignant en école primaire, formateur, et a réalisé sa thèse tout en étant en exercice. Cette méthodologie n'est cependant pas exclusive : Médéric Briand a en effet expérimenté son dispositif dans des classes qu'il n'avait pas en responsabilité, après avoir observé des dispositifs de sorties scolaires dans 8 classes de cycle 3.
Elle intéresse également la didactique parce qu’elle transpose dans le champ scolaire des questionnements épistémologiques qui ont surgi récemment dans le champ scientifique, autour de l’appréhension sensible de l’espace (Volvey, 2012, Olmedo, 2015).
Enfin elle questionne une pratique scolaire connue, quoique souvent marginale dans les pratiques ordinaires des enseignants d’histoire-géographie, la sortie sur le terrain et ses modalités. Ainsi, le sujet de thèse de Médéric Briand est transversal, permettant d’aborder depuis le champ scolaire des questionnements qui traversent notre discipline sur les plans méthodologique, épistémologique et de la transmission des savoirs.
Ce travail s’inscrit dans un contexte : celui de l’émergence dans le champ scolaire d’une géographie culturelle avec l’introduction notamment en 2008 de la question de l’habiter dans les programmes de 6ème, dont les enjeux ont été analysé par Jean-François Thémines (2011). Jean-François Thémines est par ailleurs le directeur de la thèse de Médéric Briand.
La première partie présente les enjeux de la recherche, son cadre théorique, sa méthodologie. L’occasion pour le lecteur dès le premier chapitre de faire le point sur des terminologies souvent utilisées mais rarement définies et parfois confondues : la sortie, le terrain, le sensible, la proximité et le quotidien. Ainsi, la définition de la « sortie » occupe les pages 15 à 32 : pour certains la sortie serait « un déplacement physique pour une mise à découvert encadrée ». Pour d’autres elle est un « changement des habitudes ». Chaque définition conduit à des objectifs pédagogiques différents, synthétisés dans un tableau de synthèse p.27. A l’issue de ce premier chapitre, p.76, Médéric Briand pose la question qui a guidé la recherche : la sortie « de terrain » contribue-t-elle à l’apprentissage de la géographie ? Et si oui quelles seraient les modalités de cet apprentissage ? Quelle place notamment réserver au corps dans cet apprentissage ? Cela conduit Médéric Briand, au terme du deuxième chapitre, à développer son hypothèse : l’apprentissage en sortie pourrait se faire par le moyen du sensible. Suit alors dans le chapitre 3 la présentation de la méthodologie : comment observer des enseignants dans leur pratique de classe ? Comment observer des élèves en situation d’apprentissage ? La question est loin d’être rhétorique et Médéric Briand y répond dans la suite de son exposé avec une grande rigueur, explicitant à chaque étape sa démarche, la nommant (« grounded theory », « focus group »), la définissant. Deux approches conjointes ont été adoptées, présentées l’une dans la deuxième partie, l’autre dans la troisième. La première a consisté à observer les pratiques existantes, à en faire un état des lieux, en s’appuyant sur des entretiens menés avec des enseignants, un inspecteur, un chercheur. Au total, le corpus constitué, formé d’observations de classe et d’entretiens avec des enseignants et avec des élèves (focus group) est considérable, et présenté dans le corps même du texte : de nombreuses photographies prises lors de sorties de classe sont ainsi produites. L’entretien avec un inspecteur de l’Education Nationale est reproduit dans son intégralité (p.275-290) et commenté dans la marge, tout comme celui avec la chercheure Annette Gonnin-Bolo (p.307-326). L’enquête permet d’aboutir à la conclusion suivante (p.328) :
« Les pratiques s’ancrent dans le « réalisme » où la simple mise en contact de l’élève avec le « terrain », vu seulement comme une étendue terrestre à parcourir, permet d’apprendre. Cette pratique « réaliste » rejoint une conception de la géographie scolaire déterministe et matérielle selon laquelle le monde est un donné au détriment d’une géographie scolaire où le sujet-élève construirait son rapport au monde avec des mots et des concepts qui sont à sa disposition. »
La conclusion s’accompagne de l’élaboration d’un modèle (p.332), retravaillé à partir de celui de François Audigier (1996, p.87) dans lequel sont placés, en cercles concentriques, les principaux acteurs du « système didactique » : la société (qui peut voir la sortie scolaire comme du temps perdu), les partenaires de l’école, l’école et ses dispositifs intégratifs, comme les sorties scolaires ou les projets, la discipline scolaire enfin. Pour organiser ses sorties, l’enseignant s’y trouve en tension entre le programme (flou), le cadre législatif (contraignant) et les recommandations de l’inspection (favorables aux sorties scolaires).
La deuxième approche, présentée dans la troisième partie, a consisté à concevoir et expérimenter un dispositif pédagogique de sortie sensible. Pour cela, Médéric Briand s’est appuyé sur des dispositifs existants qu’il présente dans un premier chapitre : la dérive urbaine situationniste ; les parcours commentés ; les visites sensibles organisées par le laboratoire grenoblois du CRESSON (« faire corps, prendre corps et donner corps aux ambiances urbaines », Thomas, 2010) ; les parcours iconographiques (Le Guern, Thémines, 2012). Cela débouche dans le deuxième chapitre sur la conception d’un dispositif destiné à des élèves du primaire et testé avec trois classes (2 classes de CM1 dont la classe de Médéric Briand, une classe de CE1-CE2) et que Médéric Briand décrit ainsi :
« À travers une enquête ethnographique conçue autour de l’immersion relativement longue dans des lieux déterminés, le dispositif consiste à parcourir un ou deux quartiers avec des moments en situation de cécité complète. On est proche de ce qu’on appelle les marches urbaines collectives (Thomas, 2010), mais assez éloigné des parcours commentés (Thibaud, 2001). » (p.350) […] « dans un premier temps, les élèves sont mis en situation d’exploration sensorielle pour ensuite prélever des traces sonores, visuelles, olfactives et tactiles. » (p.352).
Là encore, le corpus réuni par Médéric Briand pour documenter ces sorties est considérable, observations de sorties, traces relevées par les élèves eux-mêmes et produites dans des carnets sensoriels, entretiens avec les élèves selon la méthodologie du focus group. Cela produit un récit, qui permet au lecteur de suivre ces élèves dans l’exploration sensible de leur espace proche, et la manière dont ils expriment leurs perceptions tactiles, sonores et olfactives. Car c’est la grande difficulté de ce travail de recherche : faire ressentir aux élèves ce à quoi ils ne prêtent pas attention, puis leur faire dire l’indicible. Cela conduit d’ailleurs Médéric Briand à la question suivante (p.458) : « les enfants manquent de mots ? ». Et de fait, la nouveauté de l’exercice le rend très difficile pour les élèves. Comment « dire » le sensible en effet ? La pauvreté du vocabulaire ne signifie pas pour autant la pauvreté de l’expérience ni celle de son expression, comme le fait remarquer Médéric Briand :
« Les mots, même s’ils sont peu nombreux, sont présents dans des agencements qui suggèrent une richesse de sens que seule, l’expression du sensoriel permet. Par exemple, le mot « bizarre » est très souvent utilisé par les enfants. Il est sans aucun doute, pour bon nombre d’entre eux, entendu dans son sens commun et signifie ce qui est énigmatique, singulier ou extravagant. Mais il peut aussi recouvrir un sens bien plus profond se rapprochant du « beau », selon la formule de Baudelaire : « Le beau est toujours bizarre » (1999). C’est d’ailleurs son sens original puisque, selon le Littré, ce terme vient du mot arabe « basharet » [bachaara], qui signifie beauté, élégance. » (p.462).
C’est tout un champ de recherche en didactique qui s’ouvre alors : comment permettre aux élèves de dire le sensible, d’exprimer leur expérience de l’espace ? Loin d’être un dispositif à part, la sortie sensible deviendrait alors le point de départ d’un dispositif sur le temps long de l’année scolaire, permettant d’articuler des savoirs d’expérience au savoir savant.
Cette thèse en didactique de la géographie est donc très utile : utile aux enseignants qui voudraient intégrer la sortie de terrain dans leur pratique pédagogique. Elle permet en effet d’en saisir les obstacles, les écueils, les modalités possibles, et parmi elles une modalité innovante, la sortie sensible. Utile au chercheur en didactique de la géographie, car elle permet « d’ouvrir la boite noire de l’élève » (p.486). Les recherches se sont avant tout focalisées jusqu’à présent sur les enseignants. Elle ouvre également un nouveau champ de recherche, sur la sortie scolaire et le sensible en classe de géographie, notamment sur la manière, à l’issue de cette sortie, d’articuler les savoirs qui ont émergé sur le terrain avec les savoirs savants. Utile au chercheur en géographie spécialisé en géographie culturelle ou géographie de l’art enfin, car elle interroge la dimension heuristique du sensible et la place du savoir d’expérience dans la construction du savoir géographique.