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DE LA RECHERCHE A LA FORMATION

Nous avons créé ce blog dans l'intention de faire connaître les travaux de recherche en didactique de la géographie. Notre objectif est également de participer au renouveau de cette discipline, du point de vue de ses méthodes, de ses contenus et de ses outils. Plus globalement nous espérons que ce site permettra d'alimenter les débats et les réflexions sur l'enseignement de l'histoire-géographie, de l'école à l'université. (voir notre manifeste)

lundi 24 octobre 2016

Enseigner la France des marges, lecture croisée

Dans le cadre de la question au programme du capes et de l'agrégation sur la France des marges, deux textes parus en octobre 2016, écrit l’un par Caroline Leininger et publié chez Armand Colin, l’autre par Sophie Toulajian et publié chez Atlande, nous permettent d’aborder la question de leur enseignement. L’un comme l’autre partent du même constat, celui de la place marginale occupée par les marges dans les programmes. Rarement identifiées en tant que telles, elles y sont traitées de manière transversale sous la forme d’objets géographiques variés que recensent les deux textes sous la forme d'un tableau synoptique. Pour les deux auteurs, cela peut s’expliquer par la difficulté que pose leur enseignement des marges, caractérisées comme une question socialement vive, dans une discipline scolaire qui se caractérise justement par son refus du débat, et son souci de présenter au contraire un contenu réaliste, consensuel (Audigier, 1993).

Les deux textes se distinguent cependant par l’angle qu’ils privilégient : alors que le texte de Caroline Leininger fait le point sur les pratiques existantes, en décalage avec la géographie scientifique, celui de Sophie Toulajian trace des possibles, et montre les ponts qu’il est possible de jeter entre la géographie scolaire et la discipline de référence.

Caroline Leininger met ainsi en évidence l’écart qu’il y a entre la notion scientifique des marges et les marges telles qu’elles sont enseignées à l’école. Ce décalage n’est pas propre à cette notion en particulier, mais concerne toute notion scientifique en prise avec le processus de « transposition didactique » (Chevallard, 1991). La géographie enseignée à l’école est en effet le résultat de traductions successives par les concepteurs de programme, par les rédacteurs de manuel et par les enseignants, sous l’effet d’enjeux de différentes natures, cognitifs mais aussi sociaux, comme l’illustre le schéma qui accompagne le texte. S’appuyant sur un corpus constitué des textes officiels du programme, des fiches Eduscol et de l’analyse de 22 manuels scolaires, l’auteure a suivi l’évolution de la notion de marges tout au long de ce processus, ce qui lui permet de caractériser la notion de marges telle qu’elle est enseignée aujourd’hui autour de quatre points. Tout d’abord, des différents courants épistémologiques qui traversent la géographie et qui traitent de la question de la marge, c’est l’analyse spatiale qui est privilégiée par les programmes, et la classique opposition centre-périphérie, ou encore au travers de la notion de « discontinuités ». Ensuite, la lecture proposée est davantage sociale que spatiale, le terme récurrent dans les programmes et les fiches Eduscol étant le terme « inégalités », comme le montre la deuxième figure, sous forme d’un nuage de mots. A la configuration spatiale de marge est ainsi préférée l’étude des inégalités économiques et sociales (chômage, pauvreté), relevant davantage des SES (Sciences Economiques et Sociales) que de la géographie. Par ailleurs, lorsqu’elle est abordée sous un angle plus spécifiquement spatial, l’accent est davantage mis sur les solutions que sur les problèmes, mettant en valeur l’aménagement des territoires : la notion de marges n’est le plus souvent abordée que sous l’angle de l’aménagement. Enfin, les espaces étudiés comme des marges se situent la plupart du temps ailleurs (hors de France).  Sur les 15 espaces étudiés dans les manuels comme des marges, seuls 3 se situent en France, s’inscrivant ainsi dans la longue tradition de la géographie scolaire qui a longtemps consisté à légitimer la cohérence du territoire français.

Sophie Toulajian liste quant à elle les possibles, qu’on perçoit en creux dans le texte de Caroline Leininger. Le parti pris apparaît dès le début du texte, dans lequel l’auteure rappelle la part d’autonomie qu’ont les enseignants dans l’élaboration du savoir, et qui leur permet de faire un pas de côté par rapport aux pratiques majoritaires. Elle voit dans la mise au programme des concours de cette question des marges une opportunité pour les futurs enseignants d’introduire dans les pratiques une épistémologie renouvelée, moins empreinte d’analyse spatiale et de logique économique libérale et davantage tournée vers une géographie sociale. Au terme d’un développement qui permet d’identifier les endroits du programme dans lesquels il est possible de se saisir de cette question, et accompagnée d’un tableau et de deux schémas, Sophie Toulajian propose quatre manières possibles d’enseigner cette question, en partant de la géographie spontanée, c’est à dire de l’expérience que peuvent avoir des élèves de la marge, et ses représentations. Première proposition, analyser avec les élèves les représentations véhiculées par le cinéma sur les territoires de la marge. Deuxième proposition, s’intéresser à la représentation de leur territoire par les acteurs de la marge (les marginaux), telles qu’elles ont pu être relevées dans certains travaux récents (Mekjian, 2015). Troisième proposition, proposer aux élèves de travailler sur leur propre usage de l’espace, par exemple celui du lycée, pour y identifier des marges, voire tenter d’agir dessus, afin “d’inverser les polarités” (Gaujal, 2016). Dernière proposition enfin, organiser avec les élèves un débat sur la thématique de la marginalité. 

Au final, en se positionnant à deux moments du curriculum, les deux textes sont complémentaires. De plus, l’un et l’autre, au fait des recherches récentes en épistémologie et en didactique de la géographie, donnent l’occasion au lecteur, au travers de cette question des marges, de se familiariser avec leur lexique, grâce à la définition de termes comme analyse spatiale, transposition didactique, savoir savant, savoir scolaire, géographie scolaire, question socialement vive, géographie spontanée. 


Références des deux textes
Toulajian, S. (2016), Enseigner la France des marges, in La France des marges, dir. R. Woessner, Atlande concours.
Leininger, C. (2016), Enseigner la France des marges, in La France des marges, dir. Grésillon E., Alexandre F., Sajaloli, B., Armand Colin (lire le chapitre introductif)

Références citées dans cet article
Audigier, F. (1993). Les représentations que les élèves ont de l’histoire et de la géographie. A la recherche des modèles disciplinaires entre leur définition par l’institution et leur appropriation par les élèves. Université de Paris VII.
Chevallard, Y. (1992). Concepts fondamentaux de la didactique : perspectives apportées par une approche anthropologique, Recherches en didactique des mathématiques, vol. 12, no 1, pp. 73-112.
Gaujal, S. (2016), « Peut-on faire des élèves, via une démarche artistique, des acteurs / créateurs de l'espace qu'ils habitent ? », in Thémines, J.F. & Doussot, S. (dir.), “Acteurs et action. Perspectives en didactiques de l’histoire et de la géographie” sous la direction de, Caen, Presses Universitaires de Caen.
Mekdjian, S. & Amilhat Szary A-L (2015), "Cartographie, traverses, des espaces où on ne finit jamais d'arriver", Programme EUBorderscapes, fev 2015, Université de Grenoble.

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