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DE LA RECHERCHE A LA FORMATION

Nous avons créé ce blog dans l'intention de faire connaître les travaux de recherche en didactique de la géographie. Notre objectif est également de participer au renouveau de cette discipline, du point de vue de ses méthodes, de ses contenus et de ses outils. Plus globalement nous espérons que ce site permettra d'alimenter les débats et les réflexions sur l'enseignement de l'histoire-géographie, de l'école à l'université. (voir notre manifeste)

samedi 13 octobre 2018

CR de Mémoire de master MEEF Pratiques et ingénierie de formation


Christophe PAVIE, 2018, Quelle conscience de l’altérité disciplinaire dans la démarche de projet chez le sujet-enseignant de lettres ? Mémoire de Master MEEF Mention Pratiques et Ingénierie de la Formation, ESPE de l’Académie de Caen, Université de Caen Normandie, sous la direction de Pablo BUZNIC-BOURGEACQ, 106 p.

CR par Jean-François Thémines


Comme l’indique son titre, le mémoire de master [1] écrit par Christophe Pavie, formateur en lettres à l’ESPE de Caen, Université de Caen Normandie, ne s’inscrit pas dans le champ de la didactique de la géographie, mais il doit nous intéresser à trois titres.

Tout d’abord, s’attachant à explorer la problématique de l’interdisciplinarité pratiquée dans le secondaire, il rencontre des questions qui intéressent les didactiques de toutes les disciplines enseignées dans ce degré. Ensuite, c’est le mémoire d’un formateur en ESPE, mémoire qu’il a réalisé dans le cadre d’un Master MEEF Parcours et Ingénierie de Formation. L’exploration de thèmes de didactique dans ces mémoires est à encourager, tant la dimension didactique en formation initiale peut être rabattue par les étudiant.e.s sur des aspects d’ordre strictement technique ou prescriptif et, somme toute, faiblement conceptualisée. La compartimentation des enseignements de master MEEF n’est d’ailleurs pas étrangère à cette faiblesse de conceptualisation. Le principe « à chaque discipline sa didactique » prévaut et il reste à la charge de l’étudiant.e de conduire un travail de confrontation et de synthèse. Or, précisément, ce mémoire pose des éléments pour un dialogue entre didactiques des disciplines en formation initiale comme en formation continuée. Enfin, l’élaboration conceptuelle appelée Conception de l’Altérité Disciplinaire (CAD dans la suite du texte), peut contribuer, effectivement, à ce dialogue.

Le mémoire est construit en quatre temps. Le premier temps s’attache à explorer l’ancrage professionnel du travail de recherche, de manière à en élucider les enjeux. Celui, notamment, de construire une distance à l’objet nécessaire pour ne pas sur-interpréter le contenu d’entretiens réalisés auprès de professeures qui ont, tout comme l’auteur du mémoire, une longue pratique d’interdisciplinarité. Le deuxième temps détaille la construction de l’objet de la recherche à partir de son centre d’intérêt initial : le positionnement professionnel du professeur de lettres dans la conception et la mise en œuvre de projets interdisciplinaires. On retiendra notamment les résultats d’une enquête quantitative conduite auprès de 157 jeunes stagiaires de l’ESPE de Caen : « les stagiaires de lettres ont moins travaillé collectivement dans la formation initiale et sont plus sollicités que les autres dans les équipes pédagogiques » (Pavie, 2018, p. 23).

Le troisième temps est celui de la clarification du concept proprement dit. Bien évidemment, la CAD renvoie au concept de conscience disciplinaire, par lequel Yves Reuter et son équipe désignent « la manière dont les élèves (re)construisent la discipline » (Reuter, 2007, p. 41). Christophe Pavie s’approprie la notion en s’intéressant aux professeurs de lettres du secondaire et en la référant également à la notion de conscience chez Henri Bergson. L’idée de conscience doit alors être rapprochée de celle de choix : « les variations d’intensité de notre conscience semblent bien correspondre à la somme plus ou moins considérable de choix ou, si vous voulez, de création, que nous distribuons sur notre conduite » (Bergson, 1911/1919, p. 10-11). Être capable de choix en conscience, tel est ce qui guide l’auteur dans l’analyse de son parcours professionnel. Tel est ce qui guide aussi les professeurs, dans le travail collectif que suppose le montage et la conduite de projet. Reste l’altérité qui, en situation interdisciplinaire, est associée à la discipline de l’autre, celle du partenaire de projet. Christophe Pavie l’appréhende à partir d’expériences d’interdisciplinarité de recherche analysées par Claudine Blanchard-Laville : « Mais encore faut-il que ces chercheurs ne se trouvent pas simplement juxtaposés. Même convenablement organisés par un projet commun de recherche, ils doivent encore se montrer suffisamment polyglottes pour pouvoir effectivement comprendre et parler, un peu eux-mêmes, les langages disciplinaires de leurs coéquipiers » (Blanchard-Laville, 2000, p.56).

Finalement, pour Christophe Pavie, la « conscience de l’altérité disciplinaire, c’est envisager, prendre connaissance, se rendre compte de ce qui se passe en soi et hors de soi dans une conscience immédiate où l’on perçoit et réagit par rapport à notre environnement professionnel, en l’occurrence les collègues avec lesquels on construit un projet interdisciplinaire en même temps qu’une conscience réfléchie consistant à prendre conscience de soi-même en train de percevoir, en tant qu’enseignant d’une discipline ayant ses propres normes et confronté aux normes d’une autre discipline portée par un autre individu avec toute sa singularité et ses propres normes au même titre que moi-même » (Pavie, 2018, p. 25-26).

Le quatrième temps est celui, méthodologique et empirique, de la mise à l’épreuve du concept par l’analyse de deux longs entretiens non directifs menés avec des professeures de lettres habituées des projets interdisciplinaires. L’auteur s’appuie sur les Principes de linguistique générale d’Emile Benveniste pour organiser une analyse de discours qui lui permet de dégager quatre dimensions analytiques du CAD : 1° la construction du discours pendant l’entretien, 2° l’expression de soi et la présence de sa discipline, 3° le rapport entre je et l’autre (expression de l’action collective, présence du concept de projet, etc.), 4° l’expression de la présence de l’autre dans la même discipline que soi ou dans une autre.

Ces entretiens mettent en évidence trois aspects saillants des logiques de projet interdisciplinaire pour les sujets (enseignants) qui les conduisent : 1° la façon de se positionner et de positionner les autres disciplines dans le projet ; 2° l’anticipation ou non des difficultés rencontrées dans la conduite de projet ; 3° l’angoisse des professeurs face à la mise en place de projets, ce que le projet pourra révéler du je, du je et l’autre et de l’autre au moment de la production (ibid., p. 49-50).

Outre le raffinement et le potentiel dialogique du concept, je retiens également un résultat important de ce passionnant travail d’exploration d’interdisciplinarités en milieu scolaire : le fait que des professeures aguerries ne recourent pas aux conceptualisations didactiques disciplinaires dont elles maîtrisent très certainement le sens, lorsqu’il s’agit de penser leurs propres situations professionnelles en interdisciplinarité.

Le formateur, le chercheur en didactique de la géographie (ou de l’histoire), le professeur d’histoire-géographie ne manqueront pas d’être interpellés par la façon dont une des professeures de lettres raconte comment, avec sa collègue de projet en histoire-géographie, elle a réglé la question de l’analyse du diaporama (à faire produire par les élèves et à évaluer) qui, d’une certaine façon, s’interposait entre elles deux.

« Au mois de février, on s'est rendu compte que parfois on n'était pas tout à fait au clair sur certaines choses bien précises. Par exemple, on attendait un diaporama mais qu'est-ce qu'on attendait dans le diaporama […] Et donc on a terminé les oraux lundi dernier avec, en collaboration avec le professeur d'Histoire donc, on était deux et la documentaliste pour une autre heure. Donc, là on a travaillé ensemble pour évaluer. Moi j'évaluais l'analyse de l'image et l'interprétation, ma collègue évaluait le diaporama » (extraits d’entretien).

On saisit la difficulté de ces deux professeures à parler la langue de l’autre. Ce qui leur aurait permis de s’entendre sur le fait qu’elles ne s’intéressent prioritairement ni l’une ni l’autre au support (le diaporama en tant que suite organisée de diapositives composées de textes et d’images articulés), mais bien plus, sans doute, au discours qu’y déploient leurs élèves (la capacité à exprimer un point de vue qui atteste d’une décentration [pluri- et inter-] disciplinairement construite par rapport aux catégories et représentations communément admises sur un sujet donné). Or, de ce discours, la professeure de français devient la seule évaluatrice, en mettant en avant des contenus d’analyse de l’image. Ce qui, semble-t-il, n’a pas été travaillé, en tout cas pas anticipé, c’est la possibilité que les deux professeures et « leurs » disciplines cadrent différemment – et complémentairement dans le cadre d’un projet interdisciplinaire - les exigences scolaires en matière de production de discours d’élèves.

Ce qui, finalement, frappe dans ces entretiens et l’analyse qu’en propose Christophe Pavie, c’est la faible porosité 1° entre pratiques d’enseignement disciplinaire (où la distinction support/discours permet de concevoir le travail des élèves avec des documents) et pratiques de projet interdisciplinaire (où la distinction conceptuelle support/discours devient une ligne de front interdisciplinaire) ; 2° entre recherches en didactiques attachées à nourrir les dialogues interdisciplinaires scolaires et pratiques enseignantes. S’agissant de lettres et d’histoire-géographie, on pourra signaler quelques-uns des croisements opérés de longue date par des spécialistes des didactiques de ces disciplines (Reuter, 1998 ; Reuter et Tauveron, 2000 ; Nonnon et Quet, 2012).

Le travail de Christophe Pavie contribue à ce que cette porosité se développe « pour aider les enseignants à régler ce qui est souvent réduit au problème du manque de temps. C’est, en effet, un facteur important mais qui pousse les enseignants à évacuer l’essentiel – ce qui ressort des entretiens – c’est-à-dire le manque d’outils, de connaissances et de méthodes conscientisées et maîtrisées pour travailler en commun en tenant compte des autres disciplines de façon efficace et épanouissante pour toutes les parties prenantes des projets mis en place » (Pavie, 2018, p. 64).

Rappelons que des chercheur.e.s en didactique de la géographie ont contribué et contribuent à ce que cette porosité se développe. C’est tout particulièrement le cas de Christine Vergnolle-Mainar et de son équipe, sous deux versants. Celui tout d’abord d’une approche historique des rapports interdisciplinaires, laquelle peut aider les enseignants à se déprendre de l’évidence des positionnements contemporains des disciplines enseignées au collège et au lycée. Celui aussi de collaborations effectives sur des « objets-frontières » que favorisent les trajectoires passées et présentes des disciplines, en particulier entre géographie, sciences de la vie et de la terre et arts plastiques (Vergnolle-Mainar, 2011 ; Vergnolle-Mainar, Calvet et Michineau, 2014).


Références bibliographiques

Henri Bergson, 1911/1919, La conscience et la vie. L’énergie spirituelle. Paris : Presses Universitaires de France (rééd., 1993).

Claudine Blanchard-Laville, 2000, De la co-disciplinarité en sciences de l’éducation. Revue française de pédagogie, n°132, p. 55-66. URL :
http://www.persee.fr/doc/rfp_0556-7807_2000_num_132_1_1033

Élisabeth Nonnon et François Quet (dir.), 2012, Œuvres, textes, documents : lire pour apprendre et comprendre à l'école et au collège. Repères, n°45. URL
http://journals.openedition.org/reperes/128

Yves Reuter (dir.), 1998, La description. Théories, recherches, formation, enseignement. Villeneuve d’Asq : Editions du Septentrion.

Yves Reuter (dir.), 2007, Dictionnaire des concepts fondamentaux des didactiques. Bruxelles : de Boeck.

Yves Reuter et Catherine Tauveron (dir.), 2000, Diversité narrative. Repères, recherches en didactique du français langue maternelle, n°21. URL :
http://www.persee.fr/issue/reper_1157-1330_2000_num_21_1

Christine Vergnolle-Mainar, 2011, La géographie dans l'enseignement. Une discipline en dialogue. Rennes : Presses universitaires de Rennes.

Christine Vergnolle-Mainar, A. Calvet, Didier Michineau, 2014, Le paysage en collège : entre construction de l’espace et symbolique des territoires, M@ppemonde, n°113. URL :
http://mappemondearchive.mgm.fr/num41/articles/art14102.html



[1] Les parcours des mentions Pratiques et Ingénieries de Formation de master MEEF sont destinés à former des formateur.trice.s.

 

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