entete

DE LA RECHERCHE A LA FORMATION

Nous avons créé ce blog dans l'intention de faire connaître les travaux de recherche en didactique de la géographie. Notre objectif est également de participer au renouveau de cette discipline, du point de vue de ses méthodes, de ses contenus et de ses outils. Plus globalement nous espérons que ce site permettra d'alimenter les débats et les réflexions sur l'enseignement de l'histoire-géographie, de l'école à l'université. (voir notre manifeste)

samedi 30 novembre 2024

New York et Johannesburg dans les séries télévisées (CR de thèse)

Compte-rendu de thèse : 

Pierre DENMAT, 2024, New York et Johannesburg dans les séries télévisées : analyse géographique et transposition didactique, Thèse de doctorat de géographie humaine, économique et régionale de l’Université Paris Nanterre (dir. : Sonia Lehman-Frisch et Philippe Gervais-Lambony).

Soutenue le 27 septembre 2024  à Nanterre, la thèse de Pierre Denmat est une analyse géographique des représentations de deux métropoles (New York et Johannesburg) construites par des séries télévisées états-uniennes et sud-africaines et de leur réception par des publics de lycéens scolarisés en France (Suresnes), en République Sud-Africaine (Johannesburg) et aux Etats-Unis (New York). 

Pierre Denmat défend l’idée d’une pertinence de ces séries en tant que documents géographiques soutenant une analyse comparée des représentations d’espaces métropolitains qu’elles produisent, de l’intérêt pour la géographie culturelle d’une étude comparée de la réception de ces documents chez des publics différents par leur pays, métropole et quartier de résidence, enfin de la possibilité d’une « didactisation » de ces documents (extraits de séries) pour des apprentissages qui redonnent de la valeur à la géographie enseignée dans les lycées. 

Le travail s’appuie sur trois corpus : 1° les séries télévisées sélectionnées (Gossip Girl, Sex and the city, The Sopranos, Da Brooklyn Way ; Egoli Place of Gold, Rhythm City, Scandal !, Brokke Niggaz) ; 2° les productions d’adolescents scolarisés à Johannesburg, New York et Suresnes (287 dessins et/ou cartes mentales complétés de courts entretiens d’explicitation pour Johannesbourg ; 53 pour New York ; 98 pour Suresnes) ; 3° la documentation réunie par l’auteur lors de ses déplacements à Johannesburg et à New York, en particulier le matériel photographique rapporté et utilisé dans l’écriture de cette thèse. 

Le premier corpus a été constitué en fonction des espaces d’ancrage des séries (représentation d’une certaine diversité de quartiers), de leur date de production (pour observer la représentation de dynamiques métropolitaines) et de leurs possibilités d’usage dans le cadre de l’enseignement prescrit de la géographie en France (thème de la métropolisation). La constitution du deuxième corpus a été tributaire de l’accueil reçu dans les différents contextes, favorable et même enthousiaste à Johannesburg, réservé et corseté par des questions de sécurité et de morale à New York. Les réalisations françaises sont le fait d’élèves de l’auteur qui est professeur en lycée à Suresnes. Le troisième corpus résulte d’une démarche qui a pour fonction de construire une distance face aux représentations produites des deux métropoles. Le chercheur s’est donc rendu (pendant les vacances scolaires) dans ces espaces et y a prélevé des indices visuels de fonctionnements et de pratiques urbaines. 

La recherche s’est nourrie de l’expérience professionnelle de l’auteur, enseignant la géographie et l’histoire en anglais en France. Le point de départ est professionnel : il s’agit d’aiguiser le sens critique des élèves face à des images et sons qu’ils utilisent au quotidien, en s’appuyant sur des séries télévisées et en s’adossant à la géographie comme prisme d’analyse de ces produits culturels (p. 23). La dynamique de la recherche conduit l’auteur vers la mise en forme d’une géographie culturelle des séries télévisées (chapitre 1). Puis, par effet retour, le projet professionnel initial se mue en « une perspective de faire évoluer la géographie scolaire [à l’échelle des enseignements de l’auteur] en dépassant la « vision autocentrée du monde » [qui prévaut dans la géographie scolaire française prescrite] et en proposant [ces séries comme] nouveaux outils pour aborder des territoires « des Suds » mais aussi des territoires « des Nords » en décentrant le regard » (p. 29). 

Intitulée Itinéraires entre une géographie des séries télévisées et un enseignement de la géographie par les séries, la première partie présente le cadre théorique, méthodologique et contextuel de la recherche. Le premier chapitre définit les conditions d’une approche de géographie culturelle des séries télévisées. Le deuxième chapitre fait entrer dans le cheminement de la thèse. On prend tout d’abord connaissance du cadrage que se donne l’auteur, professeur, pour enseigner la géographie au lycée par les séries télévisées (prise en compte des programmes scolaires, questionnements envisagés pour les élèves, possibilité d’usage de cartes mentales et intérêt d’entretiens complémentaires). On le suit dans la mise en place, comme professeur et chercheur, d’une démarche de transposition didactique qui le conduit à produire le savoir de référence (l’analyse géographique de représentations culturelles de métropoles mondiales par les séries télévisées) qui sera l’objet d’une recomposition dans les classes. Ce chapitre se poursuit par la présentation des terrains d’enquête : le « terrain d’essai » qu’a constitué le lycée de Suresnes, les deux autres : celui « central » (p. 134) des établissements d’accueil à Johannesburg, celui « difficile » (p. 160) qu’ont constitué les deux établissements new-yorkais.  

La deuxième partie La géographie de New York et de Johannesburg dans les séries télévisées : réflexions sur les écritures de géographies fictionnelles présente l’analyse des corpus de séries choisies. Le chapitre 3 détaille le processus et les contraintes d’écriture des séries et se sert d’écarts repérés entre espaces représentés dans les séries et espaces observés pour cerner les choix de leurs producteurs. Les résultats montrent une standardisation des représentations d’espaces métropolitains en même temps qu’une focalisation sur les espaces de vie de quelques catégories sociales représentées, plutôt aisées. La comparaison des représentations de New York et de Johannesburg met en évidence la diffusion de formes narratives états-uniennes dans le contexte sud-africain et l’intérêt du concept de fragmentation comme grille de lecture des représentations de ces deux métropoles. La dimension sonore constitue un riche prisme d’analyse (quelles productions de l’industrie musicale ? quels sons de la ville ? quels genres musicaux et quelles évolutions de leur présence dans le temps ?). La dimension linguistique est elle aussi exploitable géographiquement (l’émergence de la « nation arc-en-ciel »). Le chapitre 4 approfondit les analyses pour le cas de New York, montrant comment les séries choisies participent de la construction et diffusion de représentations stéréotypées à destination d’un public mondial. Le chapitre 5 analyse les représentations sérielles de Johannesburg, donnant à voir une métropole émergente (avec une surreprésentation statistique des black diamonds), empruntant des formes aux métropoles des Nords (CBD et quartiers proches : la New York de l’Afrique), mais aussi plus fragmentée que dans les pratiques des habitants en raison de la quasi non-représentation de leurs mobilités (exception de la websérie Broke Niggaz). Le chapitre se termine sur d’intéressantes considérations concernant les évolutions introduites par l’arrivée de Netflix en République sud-africaine (changement de format de séries, représentations de quartiers gentryfiés et d’une Johannesbourg nocturne et festive, traitement de la question de l’insécurité). 

La troisième partie La réception des séries télévisées : un miroir de la fragmentation des métropoles et des apprentissages géographiques des élèves s’attache à la présentation et l’analyse des productions des élèves. Le chapitre 6 étudie la réception des séries télévisées chez des adolescents habitant la métropole représentée. Il montre que, lorsque les adolescents y sont invités (situation d’entretien collectif autour d’un panel de cartes mentales d’élèves), ils sont capables d’une mise à distance des représentations sérielles, tant sur leur contenu (écarts représentations/pratiques personnelles) que sur leur visée (la série comme produit marketing).  Dans le cas de Johannesburg, la réception des séries est mise en lien avec la fragmentation urbaine (méconnaissance réciproque des quartiers). Par des ajouts aux représentations de Johannesburg proposées par les séries, certains élèves montrent une autonomie qui semble aller jusqu’à la « prise de position » (p. 383). Dans le cas de New York, la réception montre des formes d’attachement des élèves à leurs quartiers (Brooklyn, New Jersey). Le chapitre 7 analyse la réception des séries chez des adolescents ne connaissant pas ou peu la ville filmée en croisant les terrains des écoles new-yorkaises, johannesbourgeoises et francilienne. Il apparaît que les élèves projettent leurs propres connaissances de leur ville (ce qu’ils s’en représentent) sur la ville des autres, mais aussi les connaissances qu’ils ont acquis de cette autre ville par mobilité internationale. C’est ainsi qu’apparaissent des différences sociales entre les représentations qu’ont les élèves johannesbourgeois de New York selon qu’ils l’ont déjà pratiquée (catégories aisées) ou pas. En contrepoint, les élèves new yorkais, sans élément de connaissance préalable sur Johannesburg, y projettent une pauvreté et une insécurité que les extraits de série ne montrent pas. L’analyse de la réception des séries par les élèves de Suresnes met l’accent sur un « effet discipline », la culture géographique scolaire des élèves leur permettant de solliciter des concepts qui fonctionnent comme des grilles de lecture. Cette culture scolaire transparaît aussi dans une connaissance préalable de New York abondamment représentée dans les manuels de géographie, bien davantage que Johannesburg. Il faut aussi ajouter un « effet enseignant » ou « effet dispositif », ces élèves ayant bénéficié d’un enseignement conçu par le professeur-chercheur. Le chapitre 8 consiste en un retour d’expérience articulé autour du constat d’une réussite mieux partagée entre les élèves qu’avec des dispositifs d’enseignement classiques et de la construction d’une distance critique des élèves à l’égard des séries. 

Originale par sa dimension comparatiste, convaincante dans sa démonstration de l’intérêt de développer avec des lycéens une approche de géographie culturelle des séries TV, la thèse de Pierre Denmat mérite d’être connue, diffusée et prolongée par les expérimentations didactiques d’autres enseignants. Les programmes de géographie actuels invitent à de telles approches comparatistes autour des modes d’habiter et de la métropolisation. Traiter ces thèmes par une approche critique de séries TV issues de divers pays est un moyen d’en renouveler l’étude tout en rencontrant l’intérêt des élèves. 

CR de Jean-François Thémines


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire