Venir au monde : Sociogenèse des manières enfantines de (se) représenter l’espace mondial
Jury : Clarisse DIDELON-LOISEAU (directrice), Sonia LEHMAN-FRISCH, Wilfried LIGNIER, Arnaud BRENNETOT, Thierry RAMADIER, Jean-François THÉMINES (dont on trouvera également un compte-rendu sur son blog)
Ce travail est né d’un paradoxe : le fait que si les enfants ont à dire sur le Monde, le représentent, notamment au travers d’un avenir qui ne sera pas facile, les discours savants les en tiennent à l’écart et les cantonnent à une échelle locale, supposée plus simple à décrypter.
Les constructions et représentations du Monde sont nécessairement différenciées chez les individus, les géographes et les enfants. Ici, les représentations seront analysées comme produit et processus. Le Monde est échelle mais aussi objet.
Préexistent des travaux sur les cartes mentales qui rangent et découpent le monde (tester la connaissance/méconnaissance) et qui l’apprécient/le déprécient (où aimerais tu vivre ?). Comme la première catégorie domine, l’auteure se propose de renforcer l’autre en prêtant attention au contexte de production (dont le contexte géographique mais aussi la dimension sociale des représentations) des auteurs des cartes mentales. L’école influe aussi sur la production (par exemple en proposant un certain mode de représentation cartographique des planisphères, en rendant visibles ou invisibilises certaines zones, certains enjeux…).
Les représentations mentales, même si elles sont forcément récoltées via une dimension matérielle, sont individuelles et collectives. La notion de « perception » est moins opérante concernant la vaste échelle du Monde, la notion de représentation l’est davantage.
Le public visé ici concerne les 6-11 ans, souvent invisibilisés. C’est pourtant un âge où se structurent fortement la pensée et l’attitude, avec des enjeux d’avenir éminemment forts !
Comment les enfants se représentent-ils le monde et pourquoi le représentent-ils d’une manière plutôt qu’une autre ? Voilà, somme toute, le questionnement central de travail de recherche.
Le corpus compte 248 élèves de 4 écoles parisiennes, du CP au CM2. Le protocole tient en quatre activités : une analyse de dessin commenté, une discussion de groupe autour du mot « monde », une reconstitution d’un planisphère illustré, des entretiens semi-directifs et bien sûr des discussions informelles qui s’ajoutent à tout cela.
CHAPITRE 1 | LA GENÈSE DU MONDE. RETRACER LA SOCIOGENÈSE DES REPRÉSENTATIONS ENFANTINES DU MONDE
Le regard des enfants, sur les enfants, a toute sa place en géographie. La géographie francophone ne suit que peu les children’s geographies. Là encore, nous sommes dans une tranche d’âge fondamentale pour structurer des façons de penser durables. Les children’s geographies débutent dans les années 1970, appuyées ensuite par des apports de la psychologie environnementale, de la sociologie, de l’anthropologie et des géographies critiques et féministes qui ont aidé à mettre en lumière les populations socialement/académiquement marginalisées dans les années 1990. En 2003, une revue se crée (Children’s geographies). Les recherches structurent 5 axes : les compétences spatiales des enfants, les représentations et pratiques des territoires, les politiques et institutions qui encadrent ces pratiques et représentations, d’autres échelles (les migrations ou l’échelle du corps), les dimensions éthiques et méthodologiques. Le monde britannique est dynamique là-dessus.
Côté francophone c’est plus lent et plus timide : un ouvrage collectif sur la question date de 2010 (Garat & Vernicos, 2010). On y ressent l’empreinte du cognitivisme et de la psychologie environnementale. Il y a des travaux de géographes mais pas de revue dédiée ou de formation spécifique. La faible pénétration des courants critiques est une explication, la prégnance de la didactique sur ces questions en est une autre.
Une bonne partie des travaux porte sur les espaces urbains mais aussi les espaces montagnards et les micro espaces. La petite échelle apparait quasi absente et pourtant ce n’est pas faute de l’appeler. L’explication tient à la prégnance de la psychologie et des stades de développement qui rendraient le lointain trop abstrait et cela se ressent dans la façon de bâtir les programmes. On a aussi tendance à minimiser les capacités d’abstraction des enfants et donc on se censure. On a encore tendance à assimiler le local au concret et le global/mondial à l’abstrait, une opposition/un dualisme qui n’est pas fondé. Or les enfants sont confrontés au monde qu’on le veuille ou non :
- via la sphère scolaire car on les familiarise avec les objets de représentations du Monde et des livres, nombreux,
- via la presse documentaire jeunesse,
- via les média,
- via les pratiques touristiques
Quelle conception de l’enfance ? Cela a évolué. Il devient acteur social à part entière avec la conscience que cela implique. Mais il reste, quoi qu’on en dise, dépendant de l’adulte (mobilités par exemple). Il est nécessaire de leur trouver une posture intermédiaire entre nier leurs spécificités (les voir parfois comme des « négatifs » de l’adulte) et leur reconnaître une autonomie qu’ils n’ont pas.
On tient compte des différences entre enfants : âge, classe sociale, genre, niveau/milieu scolaire, origine migratoire. L’âge brut doit être remis en contexte social (les interactions sociales, langagières, favorisent le développement…), la socialisation primaire est primordiale. Quatre instances ont été étudiées : la famille (via l’étude de données objectives et de pratiques), l’école (discussion avec enseignants, regards sur les programmes, les supports, perception des enfants), les médias, les groupes de pairs (observations des interactions entre eux). Ces quatre instances n’ont pas toutes le même pouvoir de socialisation mais forment malgré tout un système.
CHAPITRE 2 | EXPLORER LE MONDE DES ENFANTS
La position à avoir, laquelle est-elle ? On connait le monde des enfants car on l’a forcément été nous-mêmes ? Ou alors, on en est sorti de manière irrémédiable et c’est un monde qu’on ne comprend plus ? Les enfants : est-ce un sujet suffisamment sérieux ? Cela se ressent aussi sur la méthodologie : on ne les considère pas comme fondamentalement différents et on mobilise le même arsenal méthodologique que s’ils étaient des adultes, ou alors on fait quelque chose de vraiment dédié ou alors, troisième voie, on hybride (on les considère comme des adultes mais avec des compétences à leur niveau dont on doit tenir compte). Il y a une imprégnation personnelle du sujet, le choix de Paris est fait avec une volonté d’embrasser le spectre des profils sociaux (pas aussi large que prévu mais varié tout de même). Difficulté à entrer en contact à Paris (un territoire surétudié du fait de la présence des universités) notamment dans les mieux aisés (entre-soi). Le choix de l’abandon du suivi de cohorte a été fait (il restait utopique).
Des précautions étaient nécessaires à prendre quant à l’aspect dissymétrique de la relation enquêteurs/enquêtés…qui plus est dans ce cadre scolaire où l’enfant aurait tendance naturellement à ne pas s’opposer. L’auteure n’a pas exigé d’accord parental et a précisé que les activités n’étaient pas obligatoires.
Le chercheur n’est pas à l’abri des réponses fantaisistes, des réponses attendues « pour se faire bien voir » d’où la nécessite de la mise en confiance et le développement d’une certaine informalité – trouver le bon niveau de langage pour se faire comprendre. Sur le contre-don : pour les enseignants, ce n’est pas dur, c’est une amélioration de leur conception de la géographie ; pour les enfants, c’est aussi un apport de connaissances, une ouverture culturelle. Le contre-don doit aussi s’accompagner de la présentation des résultats de la recherche, ce qui a été également fait dans le cadre de restitutions dans la limite du possible (contraintes de temps).
La méthodologie compte :
1/le dessin commenté : sur la forme, elle sert d’échauffement, pour gagner la confiance, avec consigne volontairement vague pour ne pas orienter.
2/un brainstorming : une activité orale cette fois pour voir l’influence des groupes de pairs,
3/une reconstitution d’un planisphère illustré : une imagerie pas aussi neutre qu’il n’y parait. Ici, des étiquettes représentant des symboles du monde (animal, paysage, trait culturel…) à placer sur un planisphère vierge
4/des entretiens : composites, semi directifs, récoltés en petits groupes (en binômes quand c’était possible) pour rassurer et toujours mesurer l’influence des pairs. L’importance du langage est centrale car, pour citer un élève de CE2 : « on n’aurait pas pu dessiner tout ça ».
L’auteure souligne le caractère mixte de l’observation : les enfants en activité, les enfants en transition, les enseignants et les lieux. Ne pas négliger le mimétisme.
CHAPITRE 3 | LE MONDE DANS LES RÉPRESENTATIONS ENFANTINES, UN OBJET POLYSÉMIQUE ET POLYMORPHE
Les enfants ont des choses à dire sur le sujet même si d’emblée il n’est pas simple à circonscrire et il peut faire peur. « Je sais mais je sais pas expliquer » : il n’y aurait ici pas d’idée ou pas de maitrise de la façon de les exprimer ? Le monde est à la fois un concept spontané et un concept scientifique.
Il y a une grande dispersion lexicale et il y a eu du ménage à faire sur les mots outils. Il en ressort un trio « terre, planète, monde », mots synonymes pour eux. Les dessins montrent des objets célestes (80 % des dessins), géophysiques (50 %), faune/flore (20 %) mais aussi des éléments forts de la culture enfantine (dinosaures, jouets, jeux vidéos…) non sans « vertige de la liste » quand il s’agit d’énumérer les éléments composant « leur » monde. 27 % des dessins comptent au moins un être humain et on trouve aussi la présence de l’homme via ce qu’il a pu réaliser (bâtiments, infrastructures…pour environ 40 % des dessins) – grosse part des moyens de transports qui, comme les dinosaures, composent des EII (« extremly intense interest) ou objets de fascination forte chez les enfants. Ce thème des transports est en lien avec le programme du début du CM2. On trouve les hauts lieux du tourisme, les tours notamment…Concernant les échelles choisies, on est à 70 % visant une échelle globale et 25 % une échelle locale, le reste étant un mélange des deux. Peu de place pour les niveaux intermédiaires : la polarisation des programmes scolaires y est sans doute pour quelque chose…Se trouve ici un très bon schéma (3.10 p 156) qui résume les échelles du micro local au supra-global.
On trouve quatre formes de l’espace planétaire : sous forme cosmique (42 %), sous forme de planisphère (6 %), sous forme de mappemondes terrestres (32 %) et sous forme de mappemondes planétaires (20 %). C’est étonnant qu’il y ait si peu de planisphères étant donné la charge scolaire sur le sujet…mais pas si étonnant que ça qu’on ait des vues globales de la planète tant celles-ci sont omniprésentes dans le discours jeunesse.
Trois idéaux types découlent : 1/le monde de l’intime, égocentré, familier mais humanisé (écoles, rues, magasins…), 2/le monde encyclopédique, objet de connaissances et de curiosités, variable selon l’échelle choisie et là, on n’échappe pas aux pays et aux drapeaux, et cet idéal type est surreprésenté, 3/le monde comme entité politique (avec trois thématiques dominantes que sont l’environnement, la justice sociale, les conflits).
Quel est l’effet de l’âge ? Déjà sur la maîtrise de la langue : les CP donne 19 % des items prononcés contre 47 % en CE2 et 33 % en CM2 dans la phase de brainstorming. La durée des entretiens est aussi plus courte en CP. Sur le commentaire des dessins, les plus jeunes sont au contraire plus prolixes, l’âge avançant l’intérêt pour le dessin décroit. Mais comme ils se répètent, il y a moins de termes différents. Parfois, un terme surreprésenté peut tenir à un seul élève (ogre). Donc il faut méthodologiquement faire attention en variant et en revenant sur les échelles d’analyse.
Malgré tout, on constate que les plus jeunes ont le plus de mal à donner du sens au concept de « Monde » et se réfugient dans un univers fictionnel.
Les CP sont aussi des « colleurs compulsifs » plus marqués. Les CP ont aussi davantage représenté les éléments de faune/flore…sauf la mer/les océans qui tiennent au choix des plus grands de représenter en mappemonde. Les CP mettent davantage d’humains également mais aussi du fictionnel. Mais étant moins nombreux à parler longuement du Monde, les CP en ont produit des représentations plus diversifiées.
Concernant le choix des échelle représentées, on a une progression vers le global en avançant dans l’âge mais les CP restent ceux qui ont le plus mobilisé des combinaisons locale/globale. Cela confirme les stades de développement de Piaget ou des micro/méso/macro espaces de Brousseau. Les psychologues actuels (Depeau et Ramadier) voient la coupure vers le CE2, ce que montre aussi les résultats de la thèse.
Les toponymes sont mieux maîtrisés en avançant dans l’âge. Les plus jeunes mobilisent leurs expériences personnelles pour tenter de placer : des animaux là où ils sont allés au zoo, des plages lointaines là où eux sont allés à la plage. Les bons collages augmentent avec l’âge et s’expliquent par des connaissances accumulées autrement que par une expérience vécue.
CHAPITRE 4 | L’AGENCEMENT DU MONDE DANS LES REPRÉSENTATIONS ENFANTINES : CONFIGURATION DES RAPPORTS ENTRE TOUT ET PARTIES
L’auteure recourt à la théorie de l’agencement comme « descripteur » d’ordonnancements, comme « concept » permettant de penser des relations, des processus, comme « éthique » qui amène le chercheur à accepter l’incertitude.
La moitié des dessins comportent des frontières, des délimitations mais qui sont extrêmement floues. C’est normal, il faut des compétences de mémoire, d’échelle, de maîtrise de l’instrument graphique. Ainsi, on a parfois des dessins simplistes voire fantaisistes mais des témoignages oraux bien plus riches.
Deux unités de base pour appréhender le Monde :
- Pour le brainstorming : 33 % des toponymes rencontrés renvoient à des noms de pays, 28 % à des noms de villes, 13 % à des monuments, 7 % à des continents, 7 % à des régions et ensuite des océans, montagnes, parcs d’attraction et lignes imaginaires.
- Pour les dessins : 40 % sont des noms de continents contre 33 % à un nom de pays, 10,5 % des lignes imaginaires (les pôles et l’équateur en l’occurrence) et 10 % à des mers et océans. On trouve également 3 % de noms de villes, 1,5 % de noms de régions (à comprendre ici comme maille infranationale), et à hauteur de moins de 1 %, des toponymes renvoyant à des points cardinaux, des montages, déserts ou forêts.
On revient sur l’idée que dessiner c’est contraignant techniquement et c’est un renoncement à ne pas pouvoir tout mettre. Les continents, moins nombreux que les pays, se prêtent mieux à être dessinés que les pays. Mais les discussions orales montrent que les enfants ont aussi à dire sur les niveaux scalaires non représentés par le dessin.
A noter quelques particularités comme des télescopages, des sauts entre échelles : un bâtiment dessiné sur une Terre insérée dans son système solaire, le cas du drapeau comme symbole qui se lit localement mais qui renvoie à des découpages internationaux, jusqu’aux lieux attributs (la tour Eiffel pour englober, par synecdoque, la France). Et ce serait la somme de plusieurs de ces lieux qui, même en s’affranchissant des distances et des échelles géographiques, commencerait à donner une certaine image du Monde…
Les toponymes les plus cités diffèrent selon qu’on soit sur le dessin, le brainstorming ou l’entretien mais quelques constantes : la plupart des continents, les grands pays, les grands océans, des monuments symboles (Tour Eiffel, Statue de la Liberté). Du coup, on observe des vides et des pleins, des continents durs et mous : on trouve les pays riches, les BRICS, les pays à l’actualité politique chaude, les pays d’appartenance des enfants (c’est une bonne idée, visuellement, que de proposer une carte de l’invisibilisation des pays p 207 et suivantes). La logique est la même pour les villes : Paris, New-York, Tokyo, Londres, d’autres touristiques et la désormais médiatique Dubaï. En généralisant, trois catégories d’espace émergent :
- Les espaces d’où l’on parle : les espaces où vivent et s’inscrivent les enfants : Paris, France et, dans une moindre mesure, l’Europe. Ce n’est pas qu’une proximité spatiale car à Mulhouse (travail de master de l’auteure), les enquêtés citaient aussi Paris et la Tour Eiffel, symboles de leur fort pouvoir évocateur,
Les espaces de la proximité : les pays frontaliers, souvent des destinations touristiques prisées : Angleterre, Espagne, Italie mais aussi pays plus lointains où les enfants ont des attaches familiales (cas de l’Asie pour la porte d’Ivry marquée par cette immigration-là)
- Les espaces de l’altérité : ceux de la production éditoriale jeunesse et de la géographie scolaire : Chine, Etats-Unis, Afrique, pôle Nord, Japon, Australie, Russie, Egypte,
Au final, on a un monde avec ses vides et ses pleins, un archipel hybride avec une certaine complexité mais qui découle du contexte socio historique de production, un contexte qui valorise fort les mailles étatiques et continentales.
Sur l’activité de collage sur le planisphère : 58 % de collage du total maximal théorique. Pas de préférences visibles sur les types d’images (animaux, monuments ou autres) qui montreraient que certaines ont été délaissées mais des rapprochements thématiques tout de même (les images associées à la modernité sont collées en Europe, Amérique du Nord et les images relatives aux animaux apparaissent en Afrique, Amérique du Sud et Océanie). Les images les plus collées sont aussi les mieux collées mais les erreurs s’expliquent par un intérêt esthétique de la photo (l’animal mignon) ou l’influence des manuels scolaires. Les extrêmes montrent les images relatives aux pôles les mieux collées et celles relatives au Proche et Moyen Orient, mal collées. Il convient de se méfier des moyennes : en Afrique le baobab tire la moyenne vers le haut mais le centre de Lagos (vu comme une modernité ne pouvant être africaine) vers le bas. Une certaine dichotomie « nature/culture » se dessine associée à une « tradition/modernité » (la modernité est associée à la culture et la nature à la tradition), une cassure « Nord/Sud » aussi…
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Tradition | Modernité |
Nature | Afrique, Amérique Sud, pôles | Océanie |
Culture | Asie Sud Est | Europe, Amérique du Nord |
Le Proche et Moyen Orient ainsi que l’Asie du Nord échappent à cette classification, ils sont plus indifférenciés.
On complète par un avis sur l’aspect attractif ou répulsif des pays/espaces :
- Attractifs : Japon, Espagne, New-York, Chine, USA, Italie
- Répulsifs : Afrique, Chine, Syrie, Russie, Australie
Certains sont assez neutres (Chine) mais sinon on a du « consensus positif » (Europe, New York, Japon) ou du « consensus négatif » (Proche et Moyen Orient, Afrique)
Les justifications tiennent à la dichotomie « (trop)chaud/(trop)froid », la dichotomie « bêtes accueillantes ou non », à la dichotomie « risques naturels/pollution présents ou pas trop ». Cela s’analyse par des recyclages d’éléments du quotidien ou alors des éléments qui commencent à plus profondément s’ancrer (sur l’écologie notamment) mais aussi peut-être, hypothèse de l’auteure, par une réponse qui doit être politiquement correcte vis-à-vis de l’enquêteur (justifier la répulsion de l’Afrique par le climat trop chaud plutôt que par des guerres, une pauvreté…une situation humaine, plus ou moins fantasmée, qu’il ne serait pas trop acceptable de critiquer via des normes antiracistes intériorisées).
La répulsion est aussi politique via les guerres, le terrorisme, la dictature : Syrie, Proche et Moyen Orient, Corée du Nord et, dans une moindre mesure, Chine et Russie. Les personnalités sont aussi citées et donc de distinguent des résultats précédents (Trump, Le Pen…). Ces discours sont présents chez les plus grands naturellement.
On rappellera ici le modèle des 4R de François Audigier avec le refus du politique dans la façon d’aborder l’enseignement français alors que les enfants ont des choses à dire là-dessus…
Certains placent pour « se placer » et revendiquer des origines. Ou attirer de l’amitié en plaçant l’origine du copain.
Arrive la question « Imaginez être président du monde » : c’est une partie pour évoquer l’action. Passées les propositions farfelues, il y a spontanément un intérêt autour de la non-pollution (atmosphérique, déchets…).
Les lois proposées par les enfants peuvent s’articuler autour de 5 axes : les inégalités et leur résorption (mieux répartir l’argent, améliorer le confort, l’égalité homme femme, stopper le racisme), l’écologie (stopper la pollution, revoir l’origine des ressources, contenir le réchauffement climatique, défendre les animaux), la suppression des guerres et des conflits, et dans une moindre mesure la sécurité (caméras, surveillance)/le maintien de l’ordre et la santé (vaccins divers). Ces thématiques sont travaillées à l’école, sans forcément les raccrocher à la géographie. La famille joue aussi bien sûr : les familles populaires transmettent des « dispositions économes » (Lahire, 2019) à leurs enfants qui ont des ordres de grandeurs relatifs à l’argent et souhaitent la gratuité dans leurs souhaits. Les inégalités de genre sont aussi massivement abordées par les filles. Hypothèse à tester : les enfants sont-ils de gauche avec toutes ces valeurs progressistes ? Emerge aussi un sentiment lié au destin. Pour reprendre la formulation de Magali Reghezza-Zitt (2015), la « médiatisation des catastrophes naturelles » crée une « communauté de danger » et de fait une « communauté de destins ». il y a une crainte des enfants avec, pour extrême, l’idée de possiblement vivre sur une autre planète.
CHAPITRE 5 | LE MONDE DE L’ÉCOLE : PARTOUT ET NULLE PART, PRÉSENCES D’UN OBJET SCOLAIRE PARADOXAL
L’école est pourvoyeuse de connaissances du le Monde, structure l’espace mondial chez les enfants mais le Monde demeure discret dans les curricula. Les enseignants enquêtés font peu ou pas de géographie, à faible volume horaire, avec les outils minimum (cartes, globes, pas de manuels).
Les pratiques font état d’activités portant sur les types de représentations de l’espace, des repères à connaître, l’étude de paysages (cycle 2). Pas de manuels chez les enfants mais chez les adultes avec également des fichiers d’activités photocopiables. Dans une moindre mesure, recours à des ressources numériques (Google Earth) qui ne sont pas sans expliquer la faible présence de cartes murales…Des globes sont là aussi mais relégués dans des coins si bien qu’on ne sait pas s’ils sont mobilisés ou non…
Les enjeux semblent faibles aux enseignants qui n’hésitent pas à diluer, saupoudrer, intégrer la géographie parce qu’on ne peut pas dire qu’ils la détestent ou la refusent. Mais la transdisciplinarité ne peut pas tout…
Le modèle dominant est celui de l’épistémologie réaliste, voire positiviste même si les programmes semblent ouvrir à autre chose… « penser » le monde et non plus juste le « connaître » ou le « comprendre », tenir compte des acteurs, des pratiques…Les activités de structuration de connaissances factuelles demeurent prégnantes même si les modèles pédagogiques s’entremêlent parfois. A ce titre la figure 5.5 p 302 est intéressante, regroupant 3 auteurs qui disent la même chose avec des termes différents (Thémines, 2016 ; Baudinault, 2017 ; Chevalier, 2003).
Le programme peut être apprécié (notamment car on part « d’eux », on part du « proche »), reçu de manière plus nuancé (ceux qui se détachent de ce principe de « décentration » notamment parce qu’ils travaillent au gré des opportunités), voire refusé (ceux qui regrettent la nomenclature). La « valse des programmes » (Chevalier, 2003) explique ça mais plus profondément un conflit de conceptions. Le vécu personnel des enseignants entre en ligne de compte aussi, comme élément facilitateur ou non, leur « géographicité ».
Dans les programmes, se repérer dans la signification et la fréquence du terme « monde » n’est pas simple. Rien qu’en limitant à un sens spatial, on ne sait pas toujours bien si on parle du « monde » espace terrestre ou du « Monde » en tant que « tout unifié ». Le monde est en retrait dans les programmes, c’est souvent le « reste » une fois qu’on a travaillé sur les échelons inférieurs. Est-il trop complexe pour être enseigné ? L’héritage de la psychologie est très fort (on part du local…) tout comme celui de l’unification de la Nation dont la géographie comme l’histoire étaient auparavant en charge.
Les enfants avaient ils travaillé le Monde avant cette enquête ? Assez peu apparemment, en tous cas ils en avaient assez peu de souvenirs. Ils tournent autour du « quoi de neuf », ils évoquent les pays, les planètes. Et sur la forme, c’est un monde à compléter et à colorier…surtout avec du vert et du bleu ! D’où une certaine standardisation des productions…
Les questions liées aux conflits sont très souvent évacuées. On éclate des sujets entiers (développement durable) entre les disciplines qui peuvent en parler, les niveaux d’action…On glisse de la politique à la morale. Ce mélange promeut des actions ciblées, locales, qui empêchent de penser à une échelle mondiale, d’où cette invisibilisation. Mais les enfants ont tendance à repolitiser par eux-mêmes certaines problématiques (redistribution de la richesse notamment).
CHAPITRE 6 | LE MONDE COMME PRODUIT D’UN PROCESSUS DE SOCIALISATION
Pour cette dernière partie : quelles différenciations dans les productions ? Qu’on replacera dans leur processus de construction.
On recense ici des surprises des camarades voire des rappels à l’ordre des enseignants sur certaines idées qui pourraient ne pas être en rapport avec la consigne. Le Monde est lu, vu, entendu à la maison, via la famille, via les médias : 63 % en ont davantage entendu parler à la maison qu’à l’école et ce, autour de 4 axes : univers/environnement, pays, actualité, expériences vécues….via les globes, les cartes, ce qui renforce les logiques scolaires. Le poids de la littérature et des documentaires jeunesse est à souligner tout comme les puzzles, jeux et autres coloriages géants.
New-York et surtout Manhattan demeure un exemple emblématique de par sa permanence, rattrapée par Dubaï et sa sophistication popularisée par les Youtubers. De manière négative, l’Afrique forme un bloc homogène jugé dangereux et loin de la modernité. Pour reprendre les travaux de Christophe Meunier (2016), quel poids de la « transaction spatiale », du « transfert de spatialité » ? A savoir la possibilité de modifier ses représentations de l’espace au contact de lectures.
En définitive, l’influence des différentes sphères de socialisation se croise, s’imbrique : les effets se combinent. Cela impactera le futur : les travaux de Clarisse Didelon-Loiseau (2016) montrent que les « tour du mondistes » évitent l’Afrique…
Le climat, niveau de vie familial joue également…Les livres semblent présents partout mais les globes et jeux sont davantage présents chez les familles les plus aisées. Le langage, les connexions sociales aident…
Les pratiques de mobilités expliquent également la connaissance du Monde et sont socialement différenciées. Les grands voyageurs sont plutôt issus des milieux aisés. Les mobilisés s’agencent autour de trois groupes : les pays limitrophes de la France et l’Outre-Mer, les pays sont les familles sont originaires (Maghreb, Asie), des pays plus lointains pris par l’angle touristique.
Chez les classes aisées, on prépare, on exploite le voyage et son contenu malgré une fréquence plutôt faible comparé à des voyages dans des aires culturelles plus proches (Maghreb). Chez les classes plus populaires, on a une transposition du mode de vie quotidien ailleurs, sans but d’enrichissement culturel lié au déplacement. Comme le disent Ripoll et Veschambre (2005), il y a une « dimension spatiale du capital culturel ». Ainsi certains voyages renforceront davantage le capital scolaire que d’autres.
Les dessins à l’échelle locale sont davantage le fait d’élèves de classes populaires et ceux à échelle globale davantage le fait d’élèves de classes plus aisées. Et plus encore, d’après les enseignants, c’est le fait d’élèves identifiés comme très bons scolairement. Leurs dessins sont aussi les plus proches des visées scolaires et réalistes que ceux des élèves des classes populaires qui ont des représentations plus hétérogènes, voire alternatives.
Concernant le genre, on a une vision plus colorée, plus humanisée et plus politisée chez les filles. Davantage de fictionnel chez les garçons notamment les jeux vidéo.
Des interactions langagières par continuation/imitation, par correction/contestation (ici, surtout de garçons envers les filles). Trois modalités sont abordées « parler plus », « parler pour », « parler contre ». Il y a encore une histoire de capital langagier des meilleures classes sociales et un relatif silence des filles sur les questions politiques. Et un problème du cumul dans les dispositifs de brainstorming : être une fille, issue de l’immigration, en relative difficulté scolaire, confrontée à des garçons de classes aisées : cela lui donne un discours relativement inaudible.
Commentaire
Un travail admirablement bien écrit et donc facilement lisible, sans jargonnage inutile. On sent également une belle imprégnation dans le milieu scolaire pour une jeune chercheure au départ peu familière de cet environnement : les paroles des élèves, leurs réflexes sont très fidèlement dépeints.
L’auteure réinterroge constamment sa méthodologie et inscrit sa démarche dans la durée avec un vrai prolongement du travail de master et une référence régulière à des enquêtes concernant la sphère adulte (Beauguitte & alii, 2012 ; Grasland & alii, 2011) pour montrer que les repères se forgent dès l’enfance et qu’on peut agir à cet âge pour tenter de les faire évoluer.
Une nouvelle invitation à travailler sur des savoirs critiques pour cette réflexion qui inspire, comme le dit l’auteure la géographie des enfants, la géographies des représentations du Monde et les dimensions spatiales de la socialisation mais également la didactique en rappelant l’importance des discussions entre chercheurs et praticiens (cas du chapitre 6 avec Charles qui se questionne sur le bienfondé des planisphères très souvent centrés sur l’Europe et l’Afrique).
A titre personnel, je ne peux être qu’en accord avec l’idée de se départir de progressions en « demi-sabliers » (Audigier, 1999) élargissant du local au mondial, façon de présenter les choses que nous avions contourné pour une approche thématique dans la réalisation d’une première série d’ouvrages scolaires adossés aux programmes de 2008 (Leroux, Janson & Malczyk, 2011).
Je retrouve également des conclusions similaires à un travail de plus modeste envergure mené dans une classe tourquennoise où les repères géographiques des élèves faisaient la part belle au monde sophistiqué des gratte-ciels notamment ceux de Dubaï (Leroux, 2023).
Comme le dit l’auteure elle-même, il convient maintenant de populariser ce travail au sein d’unités d’enseignements en géographie pour montrer que la parole des enfants constituer un réel matériau d’analyse de l’espace.
Références
AUDIGIER, F., 1999, Les représentations de la géographie dans l'enseignement primaire en France. Cahier de Géographie du Québec, 43/120, 395-412
BAUDINAULT A., 2017, Géo-graphies en mouvements. Pour une Ethnographie des savoirs géographiques à l’école élémentaire, Thèse de doctorat, Université Lyon 2, 961 p.
BEAUGUITTE L., DIDELON C., GRASLAND C., 2012, « Le projet EuroBroadMap », Politique européenne, n° 37, 2, p. 156‑167.
CHEVALIER J.-P., 2003, Du côté de la géographie scolaire. Matériaux pour une épistémologie et une histoire de l’enseignement de la géographie à l’école primaire en France., Rapport de synthèse d’habilitation à Diriger des, Paris, Université Paris I-Panthéon-Sorbonne, 403 p.
DIDELON-LOISEAU C., 2016, « Le Monde et moi : représentations et pratiques du Monde des tour-dumondistes.», dans GHORRA-GOBIN C., REGHEZZA-ZITT M. (dirs.), Entre local et Global : les territoires dans la mondialisation., Le Manuscrit, Paris, p. 37‑72.
GARAT I., VERNICOS S., 2010, « Loisirs des enfants et des jeunes dans la ville : à chaque âge ses lieux de visibilité », dans DANIC I., DAVID O., DEPEAU S. (dirs.), Enfants et jeunes dans les espaces du quotidien, Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 141‑156.
GRASLAND C., SAINT-JULIEN T., GIRAUD T., BEAUGUITTE L., 2011, « Knowledge and attractiveness of cities and countries. », dans Mental maps of students cross country report, Volume 4, p. 46.
LAHIRE B., 2019, Enfances de classe: de l’inégalité parmi les enfants, Paris XIXe, Éditions du Seuil, 1229 p.
LEROUX, X., 2023, La carte et le jeu : objets pour apprendre les repères géographiques à l’école. In : Joël Bisault, Roselyne Le Bourgeois, Jean-François Thémines, Mickäel Le Mentec et Céline Chanoine (dir.), Objets pour apprendre, objets à apprendre. Editions ISTE.
LEROUX, X., JANSON, A. et MALCZYK, B.,2011, Géographie à vivre, CM2. Accès éditions
LEROUX, X., JANSON, A. et MALCZYK, B.,2011, Géographie à vivre, CM1. Accès éditions
LEROUX, X., JANSON, A. et MALCZYK, B.,2011, Géographie à vivre, CE2. Accès éditions
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