Sophie Gaujal, docteure en
didactique de la géographie, agrégée d’histoire-géographie
Vouloir définir le raisonnement géographique à partir des
programmes se heurte à un obstacle : la perception qu'en ont les rédacteurs
n'est en effet jamais explicitée, et est par ailleurs mouvante, évoluant d'un
programme à l'autre. Mon analyse sera par conséquent découpée en deux temps.
Dans la première, je tenterai de définir des permanences. Dans la deuxième, de
faire apparaître des ruptures, des évolutions d'un programme à l'autre, d'un
niveau à l'autre. Pour base de mon corpus, je me suis appuyée sur les
programmes de 1995 (BO n°12, 29 juin 1995), 2002 (BO Hors Série n°6,
29 août 2002 ; BO Hors Série n°7, 3 octobre 2002), 2010 (BO
spécial n°4, 29 avril 2010 ; BO spécial n°9, 30 septembre
2010 ; BO spécial n°8, 13 octobre 2011, BO n°8, 21 février
2013), avec quelques plus rares incursions dans les documents d’accompagnement
au programme, lorsque ceux-ci existaient, et lorsqu’ils ne réservaient pas
l’essentiel de leur contenu à des mises au point scientifique.
Le raisonnement
géographique dans les programmes de lycée : permanences
Quels que soient
les programmes consultés, le raisonnement y est abordé sous deux angles, d'abord les
objectifs assignés à l’enseignement de la géographie en lycée, la
mise en œuvre ensuite.
En ce qui concerne les objectifs, ils se décomposent là
encore en deux catégories. D'une part des objectifs qui ont trait au raisonnement
en géographie, et d'autre part au raisonnement géographique.
Par raisonnement en géographie, il faut comprendre
un type de raisonnement qu'on mobilise en cours de géographie, mais qui ne
serait pas spécifique à la géographie, car il n'a pas trait au spatial. Deux
types de raisonnement sont ainsi identifiés.
La problématisation
tout d'abord, et ce en nette rupture par rapport aux programmes de
collège : « l’approche doit être différente (sous-entendu du
collège) : en intégrant les renouvellements elle est délibérément
problématisée ; la géographie n’enseigne pas l’immuable, mais les
problèmes du temps présent » (BO
n°12, 29 juin 1995). Ainsi, alors que le collège prépare à la
problématisation, en fournissant aux élèves des repères spatiaux, des notions,
des savoirs-faire ainsi que l'apprentissage de la pratique de l'argumentation,
l'approche en lycée serait plus synthétique. Les programmes de 2002 et 2010
(qui ont la même introduction) ne le disent pas autrement : « au
collège, les élèves ont acquis des connaissances, des notions, des repères
chronologiques et spatiaux, des méthodes. Ils ont pris l’habitude des démarches
intellectuelles : apprendre à identifier des documents, à argumenter. Il
ne s’agit pas au lycée de reprendre à l’identique le parcours chronologique et
spatial du collège en l’étoffant, mais de mettre en œuvre une approche
synthétique et problématisée » après avoir acquis « les premières bases du
raisonnement géographique » (programmes de 2002 et 2010). Le programme de
lycée se place donc ici en complémentarité des programmes de collège.
C’est le cas
également de l’esprit critique, « au centre des pratiques
pédagogiques » (BO n°12, 29 juin 1995) ; il s’agit de
former des citoyens, « de les préparer à l’action » en leur
faisant acquérir « une vision dynamique et critique du monde » (BO n°12, 29 juin 1995).
A ces objectifs généraux, qu'on pourrait retrouver dans
d'autres disciplines, et qui sont d'ailleurs partagés ici avec l'histoire,
s'ajoutent des objectifs plus spécifiquement liés à la géographie, pour y
mettre en œuvre un raisonnement proprement géographique.
Deux préoccupations apparaissent, l’une en direction de
la science de référence, la géographie, l’autre en direction des pratiques
sociales. Dans un cas, il s’agit de former les élèves aux problématiques
scientifiques et à leur épistémologie, et qu’ils comprennent que la science est
une construction et qu’elle fait l’objet de débats. Dans l’autre cas il s’agit
qu’ils comprennent, en tant que futurs citoyens, que l’espace est un construit,
afin qu’ils puissent plus tard agir dessus. Cela fait de la notion « d’organisation
de l’espace » la notion au cœur de l’ensemble du programme, autour
d’une même et unique problématique, « celle de l’appropriation et la
gestion de l’espace par les sociétés » (programmes 2002 et 2008
Deuxième point d’entrée des programmes pour mieux
comprendre ce qu’est le raisonnement géographique, les mises en œuvre qui sont
recommandées aux enseignants. L’objectif est qu’ils apprennent aux élèves
« à hiérarchiser les faits et à critiquer les relations trop rapides de
causalité » ((BO n°12, 29 juin 1995). Si le terme de
« systémique » n’est pas encore prononcé en 1995, c’est désormais le
cas en 2002. Pour mettre en œuvre cette démarche, l’étude de documents
est recommandée. L’objectif n’est cependant pas de reproduire les méthodes de
l’enseignement supérieur mais seulement d’aider l’élève à « formuler
des conclusions porteuses de sens » et à en faire « une étape
de la construction du discours géographique » (BO n°12, 29 juin
1995). Autre support du raisonnement géographique, l’étude de cas, qui apparait
dans les programmes en 2002, car elles « mettent en place les
problématiques nécessaires à l'appropriation des savoirs et constituent
l'apprentissage du raisonnement géographique. » (2002)
Finalement, que comprendre du raisonnement géographique
tel qu’il nous est proposé dans les différents programmes de lycée qui se sont
succédés depuis 1995 ? Une constante, celle que le lycée se construit en
complémentarité par rapport au collège, pour permettre aux élèves une approche
problématisée ; mais aussi des évolutions, en fonction du contexte.
Des évolutions dans la définition du raisonnement, en
fonction du contexte
On voit ainsi
apparaître dans les programmes de 2002 et 2010 une préoccupation croissante
pour l’intégration des TIC dans l’enseignement, « tant comme supports
documentaires qu’outils de production des élèves, en assurant l’implication des
élèves, l’actualisation des informations et l’efficacité de leur transmission. »
(2002, 2010).
Autre élément liée au contexte, l’apparition dans les
programmes de 2010 d’une liste de compétences, peu cohérente avec le reste du
texte, en se focalisant sur des tâches simples et décomposées, là où le
programme appelle à une approche globale et systémique. Il s’agit, sans doute,
de montrer la continuité avec le socle de compétence introduit en collège deux
années auparavant, un feuilletage de finalités auquel les programmes nous ont
habitués depuis longtemps.
Autre
préoccupation encore dont on voit l’évolution dans les programmes, la place
donnée au concret. Elle émerge dès les années 1995 avec l’importance
accordée à l’étude du document, qui permet de mettre en place en classe
une « géographie d’atelier » (J.P.Chevalier, 2008). Elle se poursuit
en 2002 avec l’étude de cas, en alternance avec la contextualisation,
« une mise en perspective à plus petite échelle »
(2002) : à l’étude de cas le soin d’apporter une dimension concrète, avec
l’étude de la grande échelle, à la contextualisation le soin de revenir à
l’abstraction. En 2010, les programmes de Première confirment cet intérêt
apporté au concret, et en précise la modalité : « très rénové dans
sa conception, son organisation et des problématiques, […] il privilégie les
approches problématisées, les démarches de découverte, de questionnement et de
recherche». On approche là d’un raisonnement scientifique, où alternent
hypothèse, questions de recherche et expérimentations. Il est à rapprocher
d’une autre démarche qui est recommandée par les accompagnements au programme, la
sortie sur le terrain, qui en avait disparu depuis les années 1980, et qui
accompagne une question nouvelle, celle des territoires de proximité.
Conclusion
Pour conclure, ce rapide tour d’horizon des programmes de
lycée nous permet d’avancer dans notre définition du raisonnement
géographique : sa mise en œuvre est progressive, d’un cycle à
l’autre ; en lycée, il repose sur la problématisation ; pour
s’articuler avec le raisonnement naturel, il nécessiterait de jouer entre
l’abstrait et le concret, notamment en variant les échelles (à la grande
échelle le concret, à la petite l’abstrait) et en favorisant des démarches
expérimentales du type sortie de terrain et « démarches de
découvertes ». Cette lecture des programmes scolaires fait enfin ressortir
la question des finalités attribuées à ce raisonnement, à l’articulation entre
finalités scientifiques et civiques, qui rendent ses contours difficiles à
cerner en géographie scolaire…
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